Numéro : 181
Parution : Février / Mars 2017
- Tarif au numéro - numérique : 5.00€Magazine numérique
- Tarif au numéro - papier : 6.30€Magazine papier
- Accès aux archives Multicoques Mag Les archives
Cap à l'est à bord du catamaran Jangada pour Olivier et sa famille, qui nous content leur tour du monde. Aujourd'hui, escale au Vanuatu !
Impression étrange lorsque, au cours d’un tour du monde par l’ouest, on rebrousse chemin pour quelques dizaines de milles, en faisant route à l’est. Au départ des îles Loyauté, nous avons mis le cap sur … Panama ! Mais, découvrir le Vanuatu en flânant entre quelque-unes des 80 îles de cet archipel mélanésien fut une belle idée. Qui n’était pas inscrite, au départ, au programme de notre tour du monde. Il faut parfois, en voyage, laisser traîner non seulement ses yeux, mais aussi ses oreilles…
Journal de Barbara : "A peine 24 heures de mer après avoir appareillé des îles Loyauté, nous pénétrons dans la baie de Port-Résolution, sur l’île de Tanna. Le contraste avec la riche et prospère Nouvelle-Calédonie est saisissant… Nous retrouvons avec plaisir l’accueil spontané des insulaires isolés. Les rapports entre eux et nous sont sains, dépourvus de manifestations excessives. Le respect réciproque est la règle, de même qu’une certaine réserve. On troque poissons pêchés au large et livres d’enfants, contre fruits et légumes des jardins. La vie communautaire des villageois apparaît suffisamment forte pour que le passage des voiliers de voyage n’altère pas le fonctionnement social ancestral de la communauté. Les habitants de Tanna doivent aussi, ceci dit, avoir leurs tourments et leurs peines. Mais force est d’admettre que leur mode de vie souligne à quel point nous avons perdu de vue chez nous les liens de solidarité de la vie en collectivité, qui sont si forts, si naturels, et si agréables à voir chez eux. Bel enseignement du voyage que de découvrir les richesses des autres tout en reconnaissant nos propres faiblesses."
L’archipel a été rebaptisé Vanuatu en 1980, date de son accession à l’indépendance. Auparavant, le Vanuatu était sous administration conjointe de la France et du Royaume-Uni. On parlait alors du "condominium" des Nouvelles-Hébrides. James Cook, le grand explorateur anglais, était bien entendu passé par là (en 1774, à bord de son "Resolution", lors de son 2e voyage autour du monde)… Situé à quelques centaines de kilomètres au nord-est de la Nouvelle-Calédonie, à l’orée de la mer de Corail, l’archipel du Vanuatu compte une douzaine de grandes îles (Espiritu Santo, Malekula, Efaté, Erromango, Tanna, etc.) et quelques dizaines de petites îles ou îlots, qui dessinent sur la carte une sorte de Y. Données complémentaires, pas toujours heureuses, elles, l’archipel est positionné sur la "ceinture de feu" du Pacifique (forte activité volcanique et sismique) et aussi sur la trajectoire de certains cyclones, comme Pam, particulièrement violent, qui passa sur l’archipel en mars 2015. Cyclone de catégorie5, ce phénomène donna lieu à des vents soufflant à 270 km/h…
L’isolement ancestral des îles entre elles et de l’archipel lui-même par rapport au reste du monde, qui perdure encore aujourd’hui, a occasionné le développement dans le pays de quelque 120 langues et dialectes différents… Un record ! Pour se comprendre entre insulaires, on parle l'anglais et le français, les deux langues héritées de la colonisation, mais l’une ou l’autre selon les villages, et le bichelamar, le seul dialecte local compris dans toutes les îles.
Notre premier contact au Vanuatu s’appelle Stanley. Sur sa frêle embarcation à balancier, il vient nous saluer dès notre arrivée au mouillage dans la baie de Port-Resolution. Stanley est le petit frère du chef du village, Johnson. Il semble mandaté par la tribu pour venir nous accueillir au mouillage. Son doux sourire et sa réserve nous séduisent d’emblée. Avec lui, nous nous rendons à terre avec l’annexe, après avoir slalomé entre les roches qui débordent largement le rivage. Nous remontons l’embarcation sur la plage et suivons Stanley sur le petit sentier qui grimpe entre les arbres. Le village, caché dans les frondaisons, est invisible depuis notre bord. Chaque famille au sens large (toutes générations confondues) occupe une partie du village avec plusieurs cases ; quand elle s’agrandit (mariage, naissances), on construit une case supplémentaire. Charpentes en bois, bardages et nattes de pandanus, toits en feuilles de cocotiers. Ces cases rudimentaires s’organisent autour d’un foyer établi à même le sol, où les repas sont préparés par les femmes. Comme toujours dans les îles isolées, la récupération d’objets (le plus souvent issue du troc) et leur reconversion sont naturelles et légitimes. Sur l’une des cases, le splendide capot de pont d’un voilier naufragé dans la baie fait office de fenêtre. On devine qu’il assure une étanchéité parfaite ! Un jour par semaine est dévolu aux travaux collectifs de la tribu. C’est la coutume. Les autres jours, les Ni-Van (les habitants du Vanuatu) s’occupent de leur propre jardin. Lors de notre escale, le travail collectif consistait à faucher, au coupe-coupe et à la serpe, la grande esplanade centrale du village.
Tous les villageois sont alors mis à contribution, enfants, adultes et vieillards, et tous manient avec dextérité la machette ! Il y a beaucoup d’enfants dans le village, et Barbara fait remarquer à Marin et Adélie combien ils semblent heureux, et avec peu de chose. Tiens, tiens…Tout petits, ils sont portés, câlinés par une grande sœur, une mère, une tante, une grand-mère ; lorsqu’ils deviennent plus grands, ils vivent davantage en bandes, courent, pêchent, s’amusent. De sorte que, de la naissance à la mort, ils ne sont jamais isolés, mais toujours entourés. L’école du village est ici à dominante anglaise. Parfois, c’est le français qui domine. Après l’école, les enfants courent se baigner à la plage que baigne l’océan Pacifique, de l’autre côté de la baie, puis jouent au football. Marin les rejoint en fin d’après-midi, trop heureux de pouvoir taper dans un ballon dans une belle lumière de fin de journée. Pendant notre voyage, nous constaterons souvent qu’arriver quelque part avec son propre voilier en ayant des enfants représente deux facteurs favorisant un bon accueil chez les autochtones. De la sorte, nous ne sommes pas en vacances, comme des touristes, nous sommes en voyage, en famille. Nuance.
Stanley nous fait visiter son jardin. Chaque famille possède plusieurs jardins autour du village. Les cultures sont essentiellement celles du tarot, de l’igname (légume sacré en Mélanésie), du manioc, du maïs, de la canne à sucre. Citrons, bananes, papayes, goyaves, noix de coco abondent. La production agricole est peu commercialisée, un peu de coprah, des oignons, des ignames, quelques fruits… C’est principalement le café qui est exporté de Tanna. Le sol est fertile, mais la plus grande part des cultures est réservée à l’usage du clan dans les jardins coutumiers. La priorité dans cet archipel où il n’y a que très peu de liaisons maritimes, c’est l’autosubsistance.
Le lendemain de notre arrivée à Tanna, nous devons faire notre entrée sur le territoire du Vanuatu. Les bureaux de la douane et de l’immigration se situent à Lenakel, petit port exposé de l’autre côté de l’île. Pour nous y rendre, nous utiliserons un des trois 4x4 appartenant à la communauté villageoise. Une véritable expédition. La piste boueuse qui conduit à Lenakel est en très mauvais état. Nous mettrons 3 heures pour rejoindre le bourg principal de Tanna. Chaque tribu doit entretenir la partie de la piste qui traverse ses terres. Ce sera l’occasion de partager la benne du truck avec des Ni-Van souriants et rigolards. Nous effectuons nos formalités dans des bureaux décrépis, puis passons au grand marché de Lenakel, qui se tient en plein air autour d’un immense banian aux racines aériennes. Les femmes portent des robes missionnaires joliment colorées. Il nous faut reprendre la piste rapidement pour rejoindre Port-Resolution avant la nuit. Sur le chemin du retour, le truck s’arrête souvent devant les petits étalages en bord de piste pour que les passagers achètent leurs fruits et légumes, et le fameux kava (racine d’une espèce de poivrier qui donne, après préparation, une boisson euphorisante à usage rituel).
Journal de Barbara :
"Après notre passage à Tanna, nous abordons plus au nord les rivages de l’île d’Erromango. Dans les années 1820, la découverte de bois de santal à Erromango attire dans cette île des marchands souvent peu scrupuleux, dont l’arrivée entraîne de nombreux conflits sanglants avec la population autochtone. Sur les traces des santaliers, des missionnaires anglicans s’installent dans l’île. Certains d’entre eux connaissent un destin tragique, comme les révérends Williams et Harris, massacrés en 1839, puis cuisinés, assaisonnés et mangés par la population du village de Dillon’s Bay, à Erromango. C’est évidemment devant ce village qu’Olivier a décidé de jeter l’ancre…"
Mais c’est parce que je me dis que je ne suis pas venu pour les évangéliser ! Pour débarquer à Dillon’s Bay, il nous faut franchir la barre de la petite rivière le long de laquelle le village est établi. Le temps est gris et humide, mais cela n’empêche pas les habitants du village de venir nous accueillir. Nous saluons ces Mélanésiens souriants. Avec Marin, nous avons pêché deux gros thons entre Tanna et Erromango. Nous en offrons un au chef du village, à notre débarquement. Il se chargera de le partager avec la tribu. Nous faisons la connaissance de Joseph, qui parle un bon français. Très foncé de peau, comme tous les Ni-Van, il nous propose de visiter le village. Les enfants s’amusent à pêcher et les femmes lavent le linge dans le cours d’eau qui descend des montagnes. La végétation est dense. Joseph nous montre l’école et nous présente sa femme, qui en est la "directrice". Le lendemain, nous y déposerons quelques livres pour enfants et des manuels scolaires. Le courant passe bien entre Joseph et nous. L’homme est sympathique et ouvert.
Joseph, 51 ans, est victime de graves maux de dents, qui le font souffrir depuis des mois. Il traite la douleur au kava, mais veut se faire arracher deux des quatre chicots qui lui restent. Les liaisons inter-îles au Vanuatu sont rares, et les insulaires sont souvent isolés. Les îles étaient mieux desservies avant l’indépendance, nous dit-on. Mais le jeune Etat indépendant manque de ressources. Joseph nous a demandé s’il pouvait profiter de notre traversée vers Port-Vila. Jonas, le chef du village, a fabriqué deux frondes qu’il offre aux enfants pour nous remercier. Pendant la traversée, Joseph aide Marin et Adélie à les assembler. Fait unique depuis notre départ de La Rochelle, la traversée Erromango/Efate se fera 100 % au moteur sur une mer d’huile. 13 heures de moteur ! Si le capitaine peste, les enfants sont ravis, ils peuvent disputer des parties de hano avec Joseph sur le trampoline ! Nous apprenons à notre ami à jouer à ce jeu que nous avons nous-mêmes découvert aux îes Loyauté. Il s’agit de faire glisser des graines de hano sur le trampoline et de les positionner le mieux possible par rapport à une ligne transversale. Bien que débutant, Joseph nous battra tous très vite ! Les enfants, étonnés par l’adresse manuelle de Joseph, lui décernent rapidement le titre de champion du Pacifique de hano !
A Port-Vila, Joseph reste dormir à bord. Il doit séjourner chez une nièce, mais il n’a pas eu la possibilité de la prévenir. Le dimanche matin, nous nous rendons à la messe à la cathédrale. Celle-ci sera dite dans un mélange étonnant d’anglais, de français, et de bichelamar. Les femmes sont assises à gauche, vêtues de leur robe missionnaire, les hommes à droite dans leur tenue endimanchée.
Pendant notre escale, chaque soir à la tombée de la nuit, rendez-vous sera pris avec Joseph pour aller boire le kava, entre hommes. C’est une marque d’amitié que de boire ensemble le kava, et Joseph tient absolument à partager ce rituel avec moi. Timothée, mon fils aîné, se joindra à nous lorsque, un peu plus tard, il nous aura rejoints pour la durée de ses vacances. Marin est trop jeune. Joseph a deux grands fils qui font leurs études, l’un aux Tonga, l’autre aux Fidji. Il n’y a pas d’université au Vanuatu. Si l’on veut poursuivre ses études, il faut alors quitter le pays, au risque, comme c’est souvent le cas, de ne pas y revenir. Joseph n’a pas vu ses deux garçons depuis 3 ans. Le coût des études est élevé, celui des billets d’avion aussi. Joseph exploite à Erromango quelques hectares de bois de santal pour financer les études de ses fils. Notre ami affirme pourtant que ses fils reviendront un jour à Erromango, il en est sûr. C’est là qu’est leur terre, et dans la culture mélanésienne, l’attachement à la terre et à la famille est viscéral. Il n’est pas inquiet pour ses vieux jours, ses fils s’occuperont de lui, comme lui s’est occupé de ses parents…
Le dernier jour de notre escale à Port-Vila, Joseph vient déjeuner à bord. Nous sommes tristes de devoir le quitter. Joseph sait aussi que nous ne le reverrons pas de sitôt. Et peut-être jamais. Chacun est conscient de cette réalité, et tente de rester sur une joie sincère, mais empreinte d’une tristesse tue. Joseph dit aux enfants qu’il espère bien qu’ils reviendront un jour le voir dans son île. N’oubliez pas cet espoir, les enfants !
… sur le rite coutumier du kava ! Le kava… A l’heure où le soleil décline sur l’archipel du Vanuatu, on voit chaque soir, dans tous les villages insulaires, les hommes se diriger, comme mus par un même instinct secret, vers le nakamal. Ils s’y retrouvent pour boire le kava. Dans les villages, le rite est immuable, codifié, même s’il connaît quelques variantes, surtout au niveau de la préparation du breuvage rituel. A Port-Vila, la capitale, même si la coutume subit quelques entorses, les hommes désertent les rues à la tombée de la nuit. Ils montent dans les hauts de la ville, plus obscurs. Ils vont boire le kava dans des lieux mystérieux, les "kava bars". Le kava est la boisson traditionnelle des hommes de l’archipel du Vanuatu. Sa consommation relève presque d’un acte social, dans la vie du village. Il est entouré de légendes, dont la principale est celle-ci :
"Il y a très longtemps, la nuit ne succédait pas au jour. Elle n’existait pas encore. Les hommes buvaient alors un kava rouge. Et lorsqu’ils étaient fatigués, ils s’endormaient au soleil. Le dieu Kalpapen décida de leur donner le vrai kava. Puis il leur envoya une cigale pour chanter le soir, et un coq pour chanter le matin. Il transperça alors le soleil avec un roseau pour le chasser, et la nuit s’abattit sur les îles. Kalpapen avait créé l’alternance entre le jour et la nuit, et il demanda aux hommes de célébrer chaque soir ce passage en se réunissant pour boire le kava."
Le kava est un arbuste endémique du Vanuatu (Piper Methysticum, de la famille des poivriers), d’1,50 mètre à 2 mètres de hauteur, dont les racines coupées en petits morceaux, broyées, puis trempées dans l’eau donnent, après filtration, cette boisson grisâtre au goût si particulier. Tellement âcre et terreux, que le premier réflexe est souvent, pour nous, Occidentaux, de la détester ! A Tanna, la coutume veut que les racines soient mâchées, plutôt que broyées, puis crachées dans une feuille de bananier… Laissée quelques heures au soleil, la pâte ainsi obtenue est mélangée avec de l’eau, puis filtrée. C’est pour cette raison, vous me comprendrez peut-être, que j’ai préféré attendre Efate et Port-Vila pour que notre ami Joseph d’Erromango m’initie, un soir, au rite du kava, dans l’obscurité des hauteurs de la ville. Le kava contient des substances anxiolytiques et anesthésiantes. A forte dose, le kava est hypnotique, mais, si les Ni-Van ne rateraient pour rien au monde l’heure journalière du kava, ils ne semblent pas en abuser, 2 ou 3 shells (demi-coque de noix de coco, ou bol) étant la quantité généralement absorbée. Au-delà de cette quantité, l’effet anesthésiant du kava devient plutôt un effet somnifère ! Sa consommation, même régulière, est réputée ne pas entraîner de problèmes de dépendance ou d’accoutumance. Les sensations apparaissent quelques minutes après l’absorption du kava, pour disparaître totalement une dizaine d’heures après, avant le réveil du lendemain, donc. En Occident, le kava est utilisé en pharmacologie, à doses homéopathiques, sous forme d’infusion pour lutter contre le stress, l’anxiété, et la dépression. Sa consommation libre est cependant interdite dans de nombreux pays, dont la France, en raison, officiellement, de risques d’hépatite. Au Vanuatu, partager le kava est un signe d’amitié, de paix entre les hommes. Pour respecter la coutume qui accompagne naturellement de calme et de sérénité le rite de l’absorption du kava dans les villages du Vanuatu, je n’ai pas souhaité réaliser d’images lorsque j’ai été invité à y participer.
Les avis des lecteurs
Postez un avis
Il n'y a aucun commentaire.