Océan Indien

Rodrigues : l'île authentique

Créez une alerte e-mail sur le thème "Océan Indien"

Jangada, après 11 jours d’une traversée plutôt musclée depuis les Cocos Keeling, a jeté l’ancre au matin du 14 septembre dans l’anse de Port-Mathurin, le principal bourg de l’île, situé sur la côte nord. Le corail à cet endroit a été creusé pour aménager un petit port accessible à toute heure de la marée par les deux cargos mixtes qui assurent la liaison hebdomadaire avec l’île Maurice. La seule passe naturelle profonde se trouve au sud-est de l’île, et c’était elle qui était utilisée dans les temps anciens par les navires escalant à Rodrigues, principalement pour y embarquer … des tortues, garde-manger vivant des marins d’autrefois ! C’est là que notre catamaran, au contraire des autres voiliers restés sagement sur rade de Port-Mathurin (mais au prix, avouons-le, de quelques inquiétudes coralliennes nocturnes pour le Captain lorsque le vent soufflera au-delà de 30 nœuds au mouillage), passera l’essentiel de son agréable séjour dans l’île.

 

Un paradis encore préservé 

L’île est entourée par un vaste lagon, généralement peu profond, essentiellement non navigable, sauf pour les nombreuses pirogues de pêche à voile qui le parcourent en tous sens, utilisant, même avec leur très faible tirant d’eau, des itinéraires connus des seuls pêcheurs, dictés par l’heure et le coefficient de marée. A certains endroits, la barrière récifale se trouve à plus de 7 km au large du rivage, tandis qu’elle n’est qu’à une quinzaine de mètres de la côte à Cotton Bay. Le lagon de Rodrigues comprend 18 îlots, certains faits de basalte, comme Hermitage, Destinée, Frégate ou Catherine, d’autres de sable corallien, comme l’île aux Chats ou l’île aux Cocos. Rodrigues est un territoire autonome dépendant de la République de Maurice. De ce fait, la langue officielle des quelque 40 000 Rodriguais est l’anglais. Mais le parler utilisé par les îliens est le créole rodriguais, incroyablement plaisant à l’oreille. La plupart des habitants parlent aussi le français, un souvenir laissé par l’Histoire. Les deux activités économiques traditionnelles sont l’agriculture et la pêche, et depuis quelques années un tourisme sélectif pour initiés, du fait du peu d’infrastructures hôtelières, de la faible production d’énergie électrique et d’eau douce, et de la lenteur des flux de communication. Ces inconvénients, qui perturbent parfois la vie assurément paisible des Rodriguais, ont au moins un avantage : ils ont permis de conserver à Rodrigues un caractère authentique, préservé des atteintes du tourisme de masse, là où l’île Maurice a fait un choix inverse pas toujours heureux...

Dans Port-Mathurin, la rue de la Solidarité côtoie Victoria Street, et sur la carte de l’île, je lis des noms qui sonnent joliment : Camp du Roi, Anse aux Anglais, Pointe La Gueule, Cascade Pistache, Caverne Patate, Ile Paille en Queue, Jardin Mamzelle, Fond La Bonté, Baie Malgache, Rivière Banane, Roche Bon Dieu ou Bois Puant…

 

Ambiance tropicale

A peine débarqué, l’équipage de Jangada se précipite dans les ruelles charmantes de Port-Mathurin. Des Rodriguaises à la peau foncée tiennent des petits étalages multicolores d’achards remplis d’assortiments pimentés de produits locaux, d’autres proposent des articles de vannerie, chapeaux ou sacs tressés en fibres végétales. Des boutiques à l’ancienne qui sentent bon les tropiques alternent avec les agences de téléphonie mobile, certainement l’activité économique qui a connu ces dernières années le plus fort développement dans les coins les plus reculés de la planète !

A l’odeur, nous repérons la boulangerie, y achetons des baguettes, que nous nous partageons avec bonheur dans la rue, pour une mastication immédiate. La population de Rodrigues est le reflet des péripéties historiques et du positionnement géographique de l’île sur les routes maritimes. Le mélange des origines est omniprésent, et c’est certainement ce critère qui assure aux Mascareignes une paix civile et religieuse enviable. Certains traits plus marqués révèlent seulement une partie des origines des Rodriguais : Indiens de la côte de Malabar ou du Kérala, Noirs africains originaires de l’ancien Mozambique portugais, du Kenya ou de Tanzanie, Arabes de la côte est-africaine ou de la péninsule arabique (Somalie, Yémen, Oman), Chinois venus de la mer de Chine méridionale, Malgaches de la grande île, créoles blancs arrivés depuis des générations de l’île Bourbon ou de l’Isle de France, descendants de marins bretons ou normands débarqués de navires et tentés par la vie insulaire, plus quelques Occidentaux tombés sous le charme de Rodrigues. Si le créole rodriguais est chantant à l’oreille, il n’est pas aisé à comprendre. J’adore entendre notre ami Jérôme, installé depuis une quinzaine d’années sur l’île, converser dans ce dialecte imagé avec les insulaires. Je le déchiffre mieux alors, et certaines expressions m’arrachent un sourire. Samedi matin, c’est jour de grand marché à Port-Mathurin. Aux premières lueurs du jour, j’entends les ultimes grognements des animaux (un bœuf, deux cochons, autant de moutons et cabris) qu’on abat à l’ancienne derrière les stalles du petit marché. Ils sont aussitôt découpés en morceaux sanguinolents, et immédiatement proposés à la vente sur les étals côté ruelle.

 

Un marché à ne pas rater !

Le marché de Port-Mathurin est haut en couleur. C’est un bonheur d’y déambuler, la vue, l’ouïe et l’odorat en alerte. Nous y faisons nos achats de cambuse, sacs dans une main, roupies dans l’autre. Salades, tomates, concombres, carottes, pommes de terre, choux, aubergines, oignons, persil, coriandre, thym s’entassent dans nos cabas. Avocats, bananes, ananas, papayes, citrons verts suivent. Les étals abondent de piments, de gingembre, de cannelle, de vanille. Nous goûtons quelques petits gâteaux locaux à la noix de coco. Nous tentons aussi l’ourite (poulpe) séché au soleil et aux vents de Rodrigues, qui se conserve durant des semaines. Ma compagne achète quelques bocaux d’achards pimentés, de fabrication artisanale, une spécialité rodriguaise. Difficile de choisir parmi des centaines de petits pots de verre colorés et des dizaines de recettes maison, toutes plus alléchantes les unes que les autres. Tout ce que propose l’île Rodrigues, poissons, coquillages, crustacés, viandes, légumes et fruits, a trouvé recette appropriée, version achards. Il faudrait des semaines pour espérer goûter tout ça ! Un peu d’artisanat local aussi, fortement concurrencé par l’abondance du filon malgache. Jérôme nous a donné l’adresse d’un métis chinois, qui tient gargote à l’angle d’une ruelle du port. C’est son fournisseur attitré de saucisses, confectionnées dans l’arrière-boutique (ne pas chercher à savoir comment…), et séchées là-haut sur le toit, au souffle régulier de l’alizé. Quelques tables simples, des chaises de bois et un comptoir. Juste derrière se trouvent un billot et un méchant hachoir, que notre tavernier manie avec adresse au ras de ses phalanges. Je commande des sandwiches saucisses, réalisés à la demande, et agrémentés de fines lamelles de viande séchée arrosée d’une sauce aigre-douce. Le tout enrobé dans la baguette locale, au format unique. Le petit établissement, qui semble dédié à la gent masculine, n’est fréquenté que par des Rodriguais pur jus ; ils descendent des Phoenix, la bière locale. Nous filons ensuite au Capitaine, un petit restaurant qui vend des salades et des currys d’ourites. Cela nous changera de notre régime alimentaire du large !

 

Séjour solitaire mais venté dans le lagon sud… 

Une fois par semaine, le mouillage de Port-Mathurin est le théâtre d’un étrange ballet. Lorsque le cargo mixte est annoncé en provenance de Maurice, les voiliers à quai ou mouillés sur rade de Port-Mathurin doivent appareiller et quitter le petit havre du port le temps de la manœuvre du cargo, qui inclut un évitage avant accostage. Chaque bord s’éveille tôt, les moteurs chauffent, puis les guindeaux des voiliers entrent en action. Tour à tour, les bateaux en escale prennent le chenal en sortie, puis cerclent sur l’eau du lagon, pendant que le Mauritius Pride ou le Mauritius Trochetia s’engage dans la passe. Bientôt, le navire vire à droite et embouque le petit chenal taillé dans le corail, aussitôt suivi par la petite file des yachties qui regagnent le mouillage. Un mouillage de mauvaise tenue d’ailleurs, qui nous verra déraper plusieurs fois, malgré 70 mètres de chaîne filée, jusqu’à ce que nous localisions une zone de vase molle bienvenue située au vent du plan d’eau portuaire. Nous devrons néanmoins y abandonner provisoirement notre ancre secondaire légère (une Fortress bien utile), dont la ligne de mouillage textile (sauf les 20 premiers mètres en chaîne) a méchamment croché un bloc de corail. Nous reviendrons plus tard depuis le sud de l’île avec le pick-up Toyota de Jérôme et notre matériel de plongée pour la récupérer après l’avoir crochée au grappin traîné à partir d’une pirogue locale !

Après un passage aux Cocotiers, la boîte locale, où nous assistons à quelques séga rondement menés par des Rodriguais habitués à guincher le dimanche après-midi, le moment est venu pour nous de gagner le sud de l’île. Jérôme nous rejoint à l’aube, et nous appareillons pour contourner l’île par l’est, en remontant pendant quelques milles contre les alizés. Les filles ont préféré prendre le scooter de Jérôme pour rejoindre l’anse Mourouk par la montagne ! Nous passons à moins d’un demi-mille au vent des brisants, puis laissons porter en longeant le récif qui, à cet endroit, est très étroit et longe la côte à faible distance. La passe sud-est n’est pas balisée. L’approche se fait sans difficulté, en serrant plutôt à bâbord, tout en surveillant les déferlantes qui brisent à faible distance sur tribord. Une fois à l’intérieur du lagon, la passe est profonde, une trentaine de mètres, et ses abords sont francs. Cette veine d’eau profonde se faufile à travers le corail en effectuant une série de courbes qu’une couleur bleu foncé marquée aide à suivre depuis le poste de barre. Nous mouillons sur le tombant d’une veine d’eau secondaire qui draine l’est de l’anse Mourouk vers la passe principale. Fonds de sable corallien de bonne tenue, mais ancre arrière obligatoire pour éviter de se trouver portés sur le corail si le vent s’éteint. Nous sommes à pied d’œuvre, seul voilier dans le lagon sud.

Lorsqu’un renforcement du vent sera annoncé pendant 48 heures par les fichiers Grib, nous changerons de mouillage et irons positionner Jangada sous le vent de l’îlot Hermitage, un peu plus avant dans le lagon. Aux 80 mètres de chaîne du mouillage principal allongés au fond de l’eau (vase dure de très bonne tenue), Marin et moi ajouterons la mise en place d’une ancre secondaire affourchée, portée avec l’annexe dans le corail de la ceinture qui déborde l’îlot, équipée de 20 mètres de chaîne et d’un câblot lesté de 100 mètres, et celle d’une ancre tertiaire légère envoyée à une centaine de mètres sur l’arrière. Le courant sera parfois fort à cet endroit, et, lorsque le vent atteindra 35 nœuds dans les grains au passage du front, au milieu de la nuit, je ne dormirai guère, à l’écoute du travail de nos deux lignes de mouillage avant, dont je chercherai pendant de longues heures à déchiffrer les sons familiers au milieu du vacarme de la mer brisant sur le corail alentour… Les premières lueurs du jour finiront de me rassurer, alors que la fatigue de l’insomnie et de la tension accumulée au cours de la nuit s’abattra sur moi sans ménagement, au moment même où notre petit équipage commencera à donner les premiers signes de l’éveil après une bonne nuit de sommeil insouciant…

 

Le spectacle des pirogues à voile 

Au mouillage de l’îlot Hermitage, je ne me lasserai pas d’observer les évolutions des pirogues rodriguaises à voile, un spectacle quotidien d’une grande esthétique pour les yeux. De l’aube jusqu’au crépuscule, et parfois même au-delà, les pêcheurs du sud de l’île, à raison de deux ou trois hommes par pirogue, sillonnent le lagon, empruntant des trajectoires connues depuis la nuit des temps, qui leur assurent juste assez d’eau pour se rendre sur leurs lieux de pêche, ou en revenir. Ils pêchent tantôt à pied sur les platiers, de l’eau jusqu’à la ceinture, affalant voiles et mâture en quelques secondes en laissant leur embarcation sur grappin pour chercher des ourites (poulpes) ; tantôt à la ligne, ramenant bonites et carangues ; ou encore en utilisant des nasses de bois, et parfois des filets aboutés formant une senne, laquelle met alors à contribution une dizaine de pirogues. Après le vacarme joyeux du battage de l’eau qui intervient au moment où la senne se resserre, les pirogues séparent les filets qui constituent la senne et se rendent, toujours à la voile, vers la petite anse sous le vent de l’îlot Hermitage, où ils récupèreront les poissons et nettoieront les mailles.

Pendant notre séjour dans le lagon sud, j’ai lu avec bonheur le livre de J. M. G. Le Clézio, Voyage à Rodrigues

« Tout est là, immobile depuis tant d’années, immobile pour l’éternité, semble-t-il, comme si les pierres noires et les buissons, les vacoas, les aloès, tout avait été disposé là pour toujours… Le soleil de feu, le ciel sans nuages, la mer bleue sombre frangée d’écume sur la ligne des récifs, les laves noires, les bosquets d’acacias, de tamariniers, les broussailles couchées par le vent… La mer, le seul lieu du monde où l’on puisse être loin, entouré de ses propres rêves, à la fois perdu et proche de soi-même. » 

Déjà plus de deux semaines que nous sommes arrivés à Rodrigues. Notre séjour dans le sud de l’île touche à sa fin. Chaque fois que nous revenons de Port-Mathurin, dans la benne du Toyota de Jérôme ou sur son scooter, la vision de la silhouette de Jangada à l’ancre à l’îlot Hermitage est un ravissement. Les Rodriguais du sud de l’île ont commencé à s’habituer à voir ce catamaran voyageur faire partie du paysage du lagon. Je me prends à penser que cela pourrait durer indéfiniment, tant la vie à Rodrigues est paisible…

Partagez cet article