Océan Indien

Cocos Keeling : l’étonnante histoire d’un atoll…

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Nous avons ralenti cette nuit, pour nous situer à une douzaine de milles au vent de la passe de South Cocos Keeling lorsque la lumière du jour inondera à nouveau la mer. Inhabité, North Cocos Keeling est inaccessible en voilier, l’atoll n’a pas de lagon, pas de passe, seulement une ceinture corallienne sur laquelle la mer brise violemment. Il n’y existe aucun mouillage abrité, et en outre, depuis son classement comme Parc national australien en 1995, tout débarquement y est interdit. South Cocos en est tout le contraire. Un vaste lagon, 27 îles ou îlots, 2 grandes passes, et un excellent mouillage, très abrité des alizés, sous le vent immédiat de Direction Island, une île aujourd’hui déserte. Seul inconvénient de l’atoll de South Cocos : les fonds y sont rapidement très faibles dès qu’on y pénètre, et n’autorisent pas la navigation dans le lagon. Une vedette assure seulement la liaison maritime entre Home Island, à l’est, et West Island. Seules les petites embarcations à faible tirant d’eau peuvent s’aventurer loin à l’intérieur du lagon.

Au mouillage de Port-Refuge, Direction Island…

Les voiliers de passage sont cantonnés au mouillage de Direction Island, malgré tout l’un des plus beaux que nous ayons connus au cours de ce tour du monde. Pour se rendre à Home Island, à 2 ou 3 milles au sud, où se trouvent les bureaux des autorités administratives, une épicerie (avec les prix les plus élevés jamais constatés pendant notre voyage – 10 $ australiens le kilo de pommes), la poste, et un service Internet, il faut utiliser son annexe, et pour autant être attentif au corail, omniprésent. Au petit jour, je cherche la ligne, un peu plus sombre sur l’horizon, des cocotiers de South Cocos. J’aperçois d’abord Home Island, à deux quarts bâbord, puis Direction Island. Même au temps de la navigation électronique – GPS et logiciel Maxsea –, voir surgir de l’océan une île isolée reste pour moi une image magique, un rêve renouvelé, des moments dont je ne me lasse pas. Situées à environ 12° de latitude sud, les Cocos Keeling sont soumises au régime des moussons de l’océan Indien. Mousson de nord-ouest de janvier à mai, et alizés de sud-est le reste de l’année. Territoire extérieur australien depuis 1984, les Cocos sont tout de même éloignées de près de 2 800 km de la ville de Perth, sur la côte ouest australienne, avec laquelle s’effectue la liaison aérienne hebdomadaire. Une autre ligne, empruntée par la population d’origine asiatique, malaise principalement, et par les Européens, relie le petit atoll à Singapour. J’ai sous les yeux une carte des fonds sous-marins de cette région de l’océan Indien. On se croirait en train de survoler les Alpes ! Les deux atolls des Cocos Keeling se sont développés au sommet de deux anciens volcans, aujourd’hui submergés, qui s’élèvent de quelque 5 000 mètres au-dessus du niveau moyen du socle sous-marin. Ces deux montagnes sous-marines de belles dimensions sont reliées sous la mer par un étroit socle sous-marin de 700 à 800 mètres de profondeur. Tandis que l’atoll de North Cocos, ceinturé par une barrière récifale périphérique ininterrompue, est constitué d’une seule île de 2 km par 1,3 km, ne dépassant pas 5 mètres d’altitude, South Cocos, à une douzaine de milles plus au sud, est un atoll circulaire constitué de plus d’une vingtaine d’îles entourant un grand lagon (17 km par 11) qui correspond avec la mer par deux grandes passes, et un certain nombre de fausses passes (l’eau du large y pénètre seulement à marée haute, en passant par-dessus le récif).

Nous approchons de l’atoll sud des Cocos par l’est, cap sur Horsburgh Island, qui prolonge l’atoll au nord-ouest, montant la garde sous le vent de la passe principale. Je cherche l’alignement de deux balises qui marquent l’axe de la passe, particulièrement large, aux jumelles. Nous sommes le 28 août au matin. Objectif : le mouillage de Port-Refuge, sous le vent de Direction Island. Nous affalons la toile, et nous nous faufilons entre les patates de corail vers la bouée de quarantaine jaune. La houle du large nous a quittés, les eaux turquoise du lagon sont d’une transparence incroyable, on dirait qu’il y a 2 mètres de fond là où il y en a 12. L’ancre tombe sur du sable de corail de bonne tenue, dans 4 mètres d’eau, à 50 mètres de la plage ombragée de milliers de cocotiers qui ont donné, là comme ailleurs, son nom au petit archipel. Bienvenue dans l’un des plus beaux paradis des yachties !

L’étonnante histoire des Cocos Keeling…

Mais ce qui retient davantage encore mon attention aux Cocos, c’est l’histoire étonnante de ce petit archipel. Elle commence en 1609, lorsque le capitaine britannique William Keeling, de retour de Bantam, sur l’île de Java, en route vers la lointaine Angleterre, croise dans les parages et le découvre. Pour une raison inconnue, sans doute la discrétion dont il souhaite dans un premier temps entourer sa découverte, il ne mentionne pas le fait sur son journal de bord. Mais son équipage parle dans les tavernes de Londres, ce qui lui vaudra, bien plus tard, de laisser son nom à ces lointaines petites îles seulement entrevues dans l’océan Indien. A partir de 1622, l’existence des îles est mentionnée sur les cartes marines, d’abord sous le nom de Cocos Islands. En 1703, l’hydrographe anglais Thornton utilise le nom de Keeling Islands dans son recueil intitulé Oriental Navigation. En 1805, un autre hydrographe anglais – dont l’ego est sans doute un poil surdéveloppé –, James Horsburgh, utilise pour la première fois l’appellation Cocos Keeling Islands dans son Sailing directory. Pas fou, et peut-être un peu jaloux des marins découvreurs de lointaines terres nouvelles (dont l’un des principaux privilèges était de baptiser les terres qu’ils découvraient), James ne s’oublie pas : il donne son nom à l’île nord-ouest de l’atoll du sud, qui sépare les deux passes. Alors qu’il n’a jamais quitté son bureau londonien !

Désormais, on ne l’oubliera plus, lui, James Horsburgh ! Ainsi, ces îles sont connues en Occident depuis le début du XVIIe siècle. Mais, malgré leur positionnement sur la route commerciale entre le sud de l’Afrique et l’Orient, pendant plus de 200 ans, aucune tentative de peuplement ne sera entreprise aux Cocos. Il faut attendre 1825 pour que le destin des îles bascule. Cette année-là, les choses se précipitent. C’est d’abord un échouement tragique sur le récif, celui du brig Mauritius, captain Le Cour, qui oblige son équipage rescapé à vivre pendant plusieurs semaines sur Direction Island. Le captain Driscoll, du Lonarch, fait escale dans le lagon le 24 novembre 1825, relève que l’équipage du brig a été récupéré, et note la présence de l’épave du Mauritius. Quelques jours plus tard, le 6 décembre, un petit navire, le Bornéo, de l’armement commercial John & Joseph Hare and Co, commandé par un certain John Clunies-Ross, écossais de son état, et natif du village de Weisdale aux îles Shetlands, jette l’ancre à Port-Refuge, sous le vent de Direction Island. Son nom – Clunies-Ross – va marquer durablement l’histoire des îles Cocos. Il fait voile vers l’Angleterre, lui aussi, mais il a reçu des ordres de son armateur, Alexander Hare, pour étudier l’établissement d’un possible comptoir à Christmas Island, pour le compte de la maison de négoce et de transport maritime Hare. Le mauvais temps et le mouillage précaire de Christmas ont empêché ses investigations, alors Clunies-Ross s’acquitte de sa mission un peu plus loin, aux Cocos. Le marin écossais débarque brièvement sur les îles. Il sonde la passe principale, fait défricher deux clairières, l’une sur Horsburgh, l’autre sur Direction, y plante des céréales et des légumes. Puis il reprend la mer, et rédige son rapport. L’année suivante, en mai, Alexander Hare débarque aux Cocos avec le Hippomenes, commandé par Clunies-Ross. Il n’est pas seul, une centaine de personnes, hommes et femmes, l’accompagnent dans l’aventure. Difficile de savoir où est la vérité, mais il semble que le sieur Alexander n’ait rien, le concernant, contre la polygamie. Disons qu’il a prévu large, question compagnie.

C’est du moins ce que racontera, 70 ans plus tard, un certain Joshua Slocum, capitaine originaire de Boston, et grand marin entré dans la légende. Il y a aussi à bord des animaux, des plantes, des semences, pas mal de matériel. Alexander Hare installe son principal établissement sur Home Island, puis il établit des campements secondaires sur les autres îles. La majorité des pionniers des Cocos sont malais. Mais il y a aussi des Chinois, des Indiens, des Papous. Ils viennent de Bali, des Célèbes, de Sumbawa, de Timor, de Sumatra, de Malacca, de Penang, de Batavia. Pour la plupart musulmans, ils parlent majoritairement le malais. Pour les Cocos, une nouvelle ère commence. Joshua Slocum (le premier marin à effectuer le tour du monde à la voile en solitaire à la fin du 19e siècle, à bord du cotre Spray, de 11,20 mètres) raconte, pour sa part, après son escale aux Cocos en juillet et août 1897, qu’Alexander Hare avait débarqué sur l’atoll avec 40 femmes malaises, un véritable harem. Heureux homme. Hare était riche, et aurait pu mener à Londres une existence faste, mais il avait été gouverneur d’une colonie britannique à Bornéo, et avait gardé le goût de cette existence pionnière, loin des codes trop policés de l’Empire… L’année suivante, en 1827, le capitaine John Clunies-Ross revient aux Cocos Keeling. Lui non plus n’est pas seul. Il débarque avec une partie de sa famille écossaise, sa femme, sa belle-mère aussi, Mrs Dymoke, du personnel de maison, et des marins (8 solides matelots écossais). Il vient lui aussi pour s’établir dans les îles. Au début, sur South Island, Pulu Atas en malais, dont il facilite l’accès à ses embarcations en creusant un chenal dans le corail. Très vite, ses relations avec Alexander Hare se tendent. Les deux colons sont désormais rivaux, avec, entre eux, un conflit d’intérêt. Mais les deux hommes sont très différents. Ils ne jouent pas dans la même cour. Hare occupe l’atoll, et n’entend pas laisser la place aux nouveaux arrivants. En 1829, la population des Cocos Keeling est de 175 personnes, dont 20 Européens et 155 Asiatiques et Africains. Dès 1831, la rivalité entre Alexander Hare et John Clunies-Ross tourne court. Hare se réfugie avec ses femmes sur une ravissante petite île, située au nord immédiat de Home Island, appelée depuis Prison Island. Rien à voir avec une maison d’arrêt. La petite île ressemble à un paradis. Aujourd’hui encore, bien que sa surface ait beaucoup diminué. Le chenal entre les deux îles est étroit et peu profond, et les 8 solides marins écossais de Clunies-Ross ont de grandes bottes. La situation de Hare est vite désespérée. Slocum raconte :

« Il (Hare) essaya d’arranger les choses en offrant du rhum et des vivres, mais cela eut un effet contraire à celui qu’il espérait. Le lendemain, Hare, qui ne parlait plus au Capitaine (Clunies-Ross) lui envoya le billet suivant :

-       « Mon cher Ross, j’espérais, en envoyant du rhum et des cochons rôtis à vos marins, qu’ils ne s’approcheraient pas davantage de mon jardin de fleurs. »

En réponse, le Capitaine, plein d’indignation, clama du centre de l’île où il se trouvait :

-       « Oh ! là-bas, sur l’île Prison ! Hare ! Vous croyez donc que l’on fait ce que l’on veut d’un marin avec du rhum et du cochon rôti ? »

Finalement, les femmes désertèrent l’île Prison pour venir se mettre sous la protection de Ross, et Hare s’en alla à Batavia, où il trouva la mort. »

John Clunies-Ross a les mains libres. Il va devenir rapidement le maître incontesté des Cocos, et la famille Clunies-Ross poursuivra pendant des décennies l’incroyable aventure de ce minuscule royaume égaré au milieu de l’océan.

A bord du Beagle, bien vu, Charles !

En 1836, un scientifique, qui sera bientôt connu dans le monde entier, fait escale dans le lagon des Cocos. Il est jeune, ne porte pas encore la longue barbe blanche de savant qu’on lui connaîtra plus tard, mais fait déjà preuve d’un sacré don pour l’observation du milieu naturel, toutes disciplines confondues. Il est embarqué comme biologiste et naturaliste à bord d’un petit navire de Sa très gracieuse Majesté, un navire qui effectue une circumnavigation à buts scientifiques, le Beagle. Il s’appelle Darwin. Charles Darwin. Fitzroy et Darwin séjournent aux Cocos du 1er au 12 avril 1836, avant de rejoindre l’île Maurice. Et Darwin ne manque jamais une occasion de réfléchir à ce qu’il a sous les yeux. Or, aux Cocos, c’est un atoll-type des mers tropicales qui s’offre à son regard. Alors le brillant esprit se met en marche. Rien ne l’arrête. Il observe, puis il réfléchit. Comment une telle configuration géologique, qu’il a déjà rencontrée dans le Pacifique, a-t-elle pu se produire ? Le capitaine Fitzroy et l’équipage du Beagle sortent du lagon pour aller procéder à des sondages bathymétriques. A seulement 2 200 yards (soit 2 011 mètres) du rivage de South Cocos, la plus longue ligne de sonde du Beagle, qui mesure 7 200 pieds (soit 2 194 mètres), ne trouve pas le fond… Darwin en déduit que l’atoll se trouve au sommet d’une montagne sous-marine à forte pente. Il a d’ailleurs observé précédemment la présence de fossiles coralliens à l’intérieur de certaines îles, et dans certaines montagnes insulaires. Et c’est après son séjour aux Cocos et son retour en Angleterre que Darwin publiera, en 1842, son étude sur les formations des récifs coralliens. Il y développera la première théorie sur le principe de la formation des atolls des mers chaudes. Une théorie qui se révélera juste par la suite, et qui tient toujours aujourd’hui. Bien vu, Charles ! 

La dynastie Clunies-Ross…

Trois ans après son installation sur Home Island, l’entreprise économique de John Clunies-Ross aux îles Cocos est un succès. Il exporte des quantités toujours plus importantes de noix de coco, de coprah et d’huile. Les cultures de céréales, de légumes, et de fruits non seulement sont suffisantes pour nourrir la petite communauté de l’archipel, mais elles permettent également d’accroître sa prospérité grâce au commerce réalisé avec les équipages des navires baleiniers et phoquiers, qui font désormais escale aux Cocos pour se ravitailler, en revenant du Sud. En 1841, le fils aîné de John Clunies-Ross, John-George, épouse une Javanaise et revient vivre aux Cocos. En 1854, le pionnier de la dynastie (Ross I) meurt dans ses îles. Il a bâti en moins de 20 années un petit royaume féodal qui va rester dans sa famille pendant 150 ans ! En 1857, les Cocos sont annexées à l’Empire britannique, et John-George (Ross II) devient gouverneur de l’archipel pour le compte de la Couronne. Les cocoteraies n’ont jamais été aussi productives, mais un cyclone ravage les îles en 1862. John-George interrompt les études de son fils aîné (il en a 7) George en Angleterre et lui demande de venir l’aider à reconstruire l’entreprise familiale. En 1871, le troisième « roi des Cocos », George Clunies-Ross (Ross III), succède à son père à la mort de celui-ci.

En 1878, les Cocos passent administrativement sous le contrôle du gouverneur britannique de Ceylan, ce qui en pratique ne change pas grand-chose à la vie des habitants de ces îles perdues au milieu de l’océan. Mais en 1886, le petit-fils du capitaine écossais Clunies-Ross réussit un joli coup. La reine Victoria en personne octroie à la famille Clunies-Ross la propriété des îles Cocos, avec des droits exclusifs, à perpétuité ! Dès 1888, Ross III (George) dessine et fait bâtir une grande demeure familiale au bord de l’eau, sur Home Island : Oceania House. La famille Clunies-Ross y emménage en 1893. En 1897, la famille Clunies-Ross commence, dans le cadre d’un partenariat, l’exploitation des phosphates de Christmas Island. C’est également cette année-là que le premier marin solitaire à effectuer le tour du monde à la voile, le capitaine de la marine marchande Joshua Slocum, fait escale aux Cocos Keeling à bord de son Spray.

Il écrira : « S’il y a un paradis sur terre, il se trouve aux Keeling. Depuis le départ de Hare, jamais la moindre contestation ne s’est élevée aux Keeling : les Ross ont toujours traité les indigènes comme s’ils faisaient partie de leur propre famille. »

George Clunies-Ross meurt en 1910, remplacé par son fils John Sidney, alias Ross IV. L’histoire continue.

En 1925, John Sidney Clunies-Ross, âgé de 56 ans, épouse la jeune Rose Nash, 22 ans, à Londres. En 1940, il revient vivre dans l’atoll, laissant sa femme et ses enfants en Grande-Bretagne. En 1941, les Britanniques installent des canons sur Horsburgh Island, pour protéger la station de radio des Cocos. En 1942 et 1944, les Japonais bombardent l’archipel. John Sidney meurt en 44, et les îles sont alors placées sous l’autorité d’un gouverneur militaire. Jusqu’à 7 000 hommes des troupes du Commonwealth sont stationnés sur West Island à partir de 1944. Ils y construisent un aéroport militaire (dont la piste sera utilisée par la compagnie aérienne Qantas à partir de 1951). L’archipel n’a jamais été aussi peuplé : près de 10 000 personnes ! En 1946, Rose, veuve de John Sidney, revient vivre aux Cocos avec ses enfants. Son aîné, John Cecil Clunies-Ross, Ross V, prend, à 18 ans, la succession de son père. A partir de 1952, Qantas ouvre une ligne régulière vers l’Afrique du Sud avec escale aux Cocos, tandis que la jeune reine Elizabeth visite l’atoll en 1954. Sans doute pas par hasard puisque l’année suivante, en 1955, l’archipel des Cocos est officiellement détaché de la colonie britannique de Singapour pour passer sous contrôle australien. En 1968, le cyclone Doreen dévaste à nouveau les îles, ce qui incite John Cecil Clunies-Ross à séjourner en Australie et à se rapprocher du gouvernement aussie.

Sous pavillon australien…

C’est finalement en 1978, à la suite de plusieurs missions d’enquête, que le gouvernement australien négocie l’achat des îles Cocos avec le dernier représentant de la dynastie, John Cecil Clunies-Ross. La transaction s’effectue au prix de 6 250 000 $, la famille Clunies-Ross conservant Oceania House et quelques arpents de terre sur Home Island. Dès l’année suivante, une assemblée insulaire est créée, dont les relations avec les derniers représentants de la dynastie Ross vont vite se dégrader. En 1983, le gouvernement australien invite John Cecil et sa famille à quitter les Cocos. Ils ne s’exécuteront qu’en 1986, après la faillite de leur compagnie de navigation et le rachat d’Oceania House par le gouvernement australien. Dès 1984, les insulaires votent à une très large majorité l’intégration politique, sociale et économique du petit archipel dans l’Etat australien. En 1993, le Cocos (Keeling) Shire Council (l’assemblée insulaire) vote la location de North Cocos au gouvernement australien pour la création d’un Parc national, qui sera officiellement ouvert en 1995 sous le nom de Pulu Keeling National Park. Aujourd’hui, les descendants directs du capitaine John Clunies-Ross vivent, simplement, à Perth, en Australie. Sauf John George, le fils de John Cecil, qui vit toujours aux Cocos, sur West Island. Il y tient une modeste épicerie. Ainsi, la famille Clunies-Ross fut l’unique propriétaire des îles Cocos de 1886 à 1978. Mais l’emprise de la petite dynastie écossaise sur ces arpents de corail, de sable blanc et de cocotiers, perdus au milieu de l’océan Indien, aura duré 150 ans ! Quelle histoire ! Ça m’aurait plu de boire le thé, à l’ombre des palmes, avec John Clunies-Ross, le capitaine, le pionnier. Sacré bonhomme !

L’intégration de l’archipel dans l’Etat australien a permis à la petite communauté des îliens de rattraper le retard accumulé en matière d’équipements publics et d’éducation. Les résidents des Cocos sont aujourd’hui citoyens australiens. La population de l’archipel est d’environ 650 personnes, dont 70 % de Malais, 18 % d’Australiens et 12 % de Britanniques. Ces deux derniers groupes vivent majoritairement sur West Island, aux environs de l’aéroport, tandis que les Malais résident essentiellement sur Home Island, dans le Kampong (village, en malais). Les premiers sont chrétiens anglicans principalement, les seconds musulmans. Aucune des deux communautés ne m’a semblé harassée par le travail… Les îles Cocos vivent aujourd’hui au ralenti, dans l’ombre de la puissante et riche Australie…

 

Le fonctionnaire à la peau cuivrée qui vient visiter Jangada au mouillage de Direction Island pour les formalités d’arrivée déboule du Kampong de Home Island avec un énorme pneumatique semi-rigide puissamment motorisé. Une femme voilée l’accompagne. L’homme est affable, sympathique ; il porte un gilet des douanes australiennes et une casquette de la police fédérale. Il nous souhaite la bienvenue dans ses îles, nous donne des informations utiles pour notre séjour, expédie les papiers, et retourne aussi vite qu’il était venu vers Home Island. Nous gagnons la plage immaculée ombragée de centaines de cocotiers et y prenons un premier bain. Direction Island est aujourd’hui dédiée de fait aux équipages de voiliers en escale. Un hamac double, un vieux fauteuil de bois, quelques tables, un petit plongeoir. Nous nous laissons dériver dans le rip, une fausse passe qui communique à marée haute avec la mer à l’est du lagon. Le courant qui passe par-dessus le récif barrière nous entraîne rapidement au-dessus d’une faille corallienne profonde d’une quinzaine de mètres où abondent les poissons. A travers nos masques, nous voyons de grosses carangues, des mérous, et des requins de récif qui somnolent, immobiles, posés au fond sur le sable. Nous passons avec discrétion au-dessus d’eux, puis regagnons les eaux calmes du lagon. Sous l’eau subsistent les restes d’un slipway, qui devait servir à sortir les bateaux pour les caréner sur la plage. Il ne reste plus rien des installations de l’ancienne station de radio des îles Cocos, sinon un simple panneau marqué Cable Station. Certains arbres environnants portent la marque des voiliers qui sont passés avant nous aux Cocos, dessinée, peinte ou gravée sur de petites plaques de bois accrochées aux troncs des cocotiers. Je suggère aux enfants de laisser un souvenir de l’escale de Jangada, et ils se précipitent sur cette idée. Je leur trouve une plaque de contreplaqué découpée en forme de cercle, et les voilà partis sur la côte au vent de Direction Island, pour y récolter une denrée moderne qui y abonde : des tongues en plastique de toutes les couleurs… ! Echouées sur la grève après une longue dérive en mer, et n’allant jamais par paire. Mais dotées d’une flottabilité éprouvée, que la houle et le vent ont emmenées de lointaines plages d’Indonésie ou d’Australie, jusqu’à leur échouement sur le corail des Cocos. Un matériau quasi indestructible et bon marché, dont l’abondance sur les récifs devrait faire réfléchir nos congénères quant à la capacité de l’espèce humaine à altérer les milieux naturels les plus sauvages de la planète. Adélie et Marin choisissent les couleurs les plus fluo, et les voilà revenus au campement de Port-Refuge avec une brassée de tongues labellisées « haute mer ». Le travail de découpe commence, chaque membre d’équipage sera représenté, puis vient le collage. Quand l’œuvre est terminée, j’y perce deux trous, et fixe le tableau sur un tronc de cocotier.

Combien de temps durera la trace laissée par les enfants de notre escale aux îles Cocos ?

Si vous passez par là…

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