Pacifique

Îles perdues du Pacifique ouest...

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Rose Island, l’atoll interdit… Je pourrais commencer de la sorte : "Permettez-moi de vous faire part que la corvette l’Uranie a découvert, à l’est de l’archipel des Navigateurs, une petite île qui ne se trouve sur aucune des cartes les plus récentes de ces mers, et que le commandant de la susdite corvette a nommé cette île, Rose. C'en est donc fait, voilà mon nom attaché à un petit point du globe ; bien petit, en effet, car les envieux ne lui accorderont peut-être que le nom d’îlot, tel qu’il est, rencontré de nuit, il eût pu nous devenir funeste, au lieu que désormais, marqué sur les cartes de l’expédition, on s’en gardera, et personne, j’espère, ne périra sur les dangers qui entourent l’île Rose." Journal du voyage autour du monde à bord de l’Uranie 1817-1820. Ainsi écrivait Rose de Saulces de Freycinet, dans son journal de voyage, le 21 octobre 1819, après la découverte du petit atoll (qui porte donc son nom) par le vaisseau français que commandait son époux, le géographe et explorateur Louis de Saulces de Freycinet. Qu’elle avait eu le culot de suivre à son bord, à l’âge de 23 ans, contre toutes les convenances de l’époque. Rose fut ainsi la deuxième Française à faire le tour du monde… Située dans le Pacifique Sud, à quelque 150 milles dans le sud-est de Pago Pago, il faut chercher Rose quelque part entre les Cook, les Samoa et les Tonga. Le petit atoll est américain, et fait partie du territoire US des Samoa. Rose est un atoll inhabité, devenu récemment un National Wildlife Refuge géré par l’US Fish & Wildlife Service. Pratiquement carré, l’atoll ne mesure guère plus de 2 km de côté. Il ne porte que deux îlots, Sand Island, au nord, une petite langue de sable dépourvue de toute végétation. Et Rose Island, à l’est, haute de seulement 3,50 mètres. Un petit îlot de rêve… dont l’accès, fermé au public, est réservé aujourd’hui aux scientifiques autorisés. Mais, moi qui suis avant tout un citoyen de la planète Terre, cette notion ne me plaît pas beaucoup. Grâce aux yeux des veilleurs de l’Uranie, j’estime que Rose est un peu française !

Chronique autour du monde : îles du Pacifique Ouest

Mais l'île est interdite et la marine US est en escale devant notre mouillage. Voici la seule vue que nous aurons de Rose.

Cela me suffit à penser que nous avons, nous, équipage français à bord de Jangada, hérité naturellement de cet illustre compatriote quelque droit de visite, naturellement hautement écologique, sur l’atoll de Rose... Y faire une petite escale discrète, et parfaitement respectueuse des lois de la nature, me tente fortement. A Suvarov, je prends connaissance confidentiellement d’un petit message envoyé une dizaine de jours plus tôt par un voilier qui vient d’y relâcher quelques jours, seul et sans encombre. Encourageant. L’atoll de Rose appartient surtout aux tortues marines, à des milliers d’oiseaux de mer, et à une multitude de poissons de récif. Une passe d’une quarantaine de mètres, qu’il faut localiser avec soin avant de s’y engager, fait communiquer le lagon de Rose avec l’océan, au nord. J’ai une carte marine succincte, mais suffisante pour entrer dans le lagon. Les Américains de l’US Fish & Wildlife Service, ceux-là mêmes qui sont en charge de la préservation de l’atoll de Rose, ont dû regretter d’avoir donné contre quelques milliers de dollars une licence de pêche au long-liner taïwanais qui, en octobre 1993, a fait naufrage sur le récif de Rose, déversant quelque 400 tonnes d’hydrocarbures sur ce petit joyau de la planète… Outre un tas de ferraille. Joli petit désordre écologique très officiel… Comme quoi, et contrairement à ce que l’on pourrait croire, la gestion étatique d’un site naturel exceptionnel n’apporte pas forcément les garanties solides en termes de préservation de l’environnement que l’on serait en droit d’attendre d’un tel statut. Je suis sûr que notre passage au mouillage dans le lagon de Rose Island laisserait infiniment moins de traces (pour ne pas dire aucune) sur l’atoll que n’importe quelle expédition scientifique s’installant à terre de façon non autonome, avec tentes, Coca-Cola, groupes électrogènes et éclairages de nuit, et a fortiori que des pêcheurs taïwanais débarquant à pied sec sur le récif de corail, avec pour tout bagage quelques… tonnes de fuel chacun ! Un voilier a une empreinte écologique extrêmement discrète si son équipage se donne la peine d’observer quelques règles simples. En route !

Chronique autour du monde : îles du Pacifique Ouest

Ça avait pourtant l'air vraiment sympa. Il faudra y retourner…

Nous quittons l’atoll de Suvarov avec un vent d’est soutenu. La passe est chahutée. A Suvarov, nous avons indiqué aller vers Niue Island, ce qui n’est pas faux… Mais nous n’avons pas signalé notre détour par l’atoll de Rose. La nuit suivante, une large zone de grains s’abat sur nous. Le vent rugit à 40 nœuds, la mer se creuse, nous affalons la grand-voile, et poursuivons notre route sous foc seul, à vitesse réduite pour attendre le jour. Une lueur pâle en tient lieu, et quelque 300 milles après notre départ de Suvarov, j’aperçois sur l’horizon à bâbord le court trait sombre formé par la ligne de faîte des cocotiers d’un îlot posé sur l’océan. L’atoll de Rose. On ne devine pas encore le récif qui, avec la mer formée, doit briser violemment. Je corrige légèrement la route pour serrer l’atoll au nord, du côté de la passe. Marin et Adélie apparaissent dans le cockpit. Je leur montre Rose Island qui grossit à vue d’œil. Adélie, fidèle à son habitude, me demande :
- Papa, combien de temps on va rester à Rose ?
Prudemment, je me contente de lui répondre que nous n’y sommes pas encore. Un détail m’inquiète. Là-bas, droit devant, à 4 ou 5 milles, je viens d’apercevoir dans mes jumelles la silhouette de ce que je prends d’abord pour un navire de pêche. J’aurais préféré qu’il aille exercer son activité halieutique ailleurs, celui-là ; je me dis que s’il nous voit entrer dans le lagon de Rose, il peut facilement prévenir les Samoa américaines par radio de la présence d’un voilier sur zone… Au fil des minutes, je deviens de plus en plus soucieux. A 2 milles, je constate que ce navire, qui mesure environ 80 mètres de long, n’a pas le profil d’un long-liner pratiquant la pêche au thon, mais celui d’un supply-ship ! J’aperçois même des containers sur son pont arrière, et tout un tas de matériels techniques. Plus alarmant encore, il cercle juste devant la passe. Damned ! Notre discrète escale à Rose Island a du plomb dans l’aile ! Les yeux toujours rivés dans mes jumelles, je vois maintenant une vedette pontée qui quitte le navire et fait route vers la passe. La première rotation de la journée ! Nous ne sommes plus qu’à un demi-mille, et je constate que la plage sous le vent de Rose, là-bas dans le lagon, est jonchée d’une multitude de tentes et de caisses de matériel. De nombreuses silhouettes colorées s’agitent sur la plage de mon île de rêve. Toutes plus scientifiques les unes que les autres. Pas de chance pour nous, humbles navigateurs discrets : l’idée de passer incognito quelques jours idylliques et sereins dans le lagon de Rose Island s’évanouit d’un coup… La réalité s’impose durement à nous : un véritable débarquement a eu lieu à Rose Island !

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A Niue, la houle du Pacifique oblige les navigateurs à sortir leur annexe de l’eau pour débarquer ! Marin adore.

En même temps que j’annonce aux miens qu’il faut oublier la perspective de passer quelques jours tranquilles dans le petit lagon de Rose qui défile à 200 mètres sur bâbord, je me demande ce que je vais bien pouvoir raconter comme salade à ce navire, le Motor Vessel Sili, qui fait maintenant route vers nous pour, sans nul doute, venir s’enquérir de ce que nous faisons là… La VHF crépite au moment où nous franchissons l’axe de la passe, le cap toujours à l’ouest, sous solent seul, qui nous tracte à 6 nœuds.
- French sailing boat approaching Rose Atoll, from US Government supply ship Sili, what are your intentions please ?
- Yes, Sili, good morning Sir! This is french sailing catamaran Jangada, up one!
- OK, going up !
Puis, sur le canal 17 :
- Jangada, good morning, what are you doing here?
- Oh nothing special, Sir, we are just coming from Suvarov, going to Tonga, and passing close to Rose Atoll! Rose is a natural reserve from American Samoa, right?
- Yes, that’s right. Rose access is forbidden, just authorized for scientific research!
- Yes, I know, I know!
Un moment de silence s’ensuit chez mon interlocuteur, le temps probablement qu’il se demande si je me moque sérieusement de lui. Mais nous avons maintenant dépassé l’accès à l’atoll, la passe est derrière nous, et je n’ai pas manœuvré, laissant notre voilier poursuivre sa route momentanée vers l’ouest… Le navire US ne peut pas nous reprocher grand-chose. Alors il s’enquiert du temps que nous avons eu la nuit dernière, lui s’est aussi fait chahuter.
Je poursuis, peut-être un poil taquin :
- And I can see you are supporting a big scientific expedition?
- Oh yes, since one week, we are here with many people and a lot of equipments to land! And the weather is bad!
Je compatis. Le capitaine américain me confirme qu’il a trop de tirant d’eau pour entrer dans le lagon avec son supply (encore heureux), il est condamné à rester en mer à proximité de la passe en bouffant du fuel… Le mouillage est impossible à l’extérieur du lagon, très accore. La vedette assure les navettes entre le bord et la terre. L’écologie et la recherche scientifique passent de temps à autre par des détours qui, à l’occasion, me font parfois sourire.
Alors, non, au moment où l’atoll de Rose commence déjà à s’éloigner dans notre sillage, et avec lui la silhouette du M/V Sili, je ne regrette pas d’avoir tenté d’y accéder pour quelques jours volés à l’Administration américaine, quelques jours que nous aurions passé en nous inscrivant discrètement dans le milieu naturel, sans autre trace écologique que celle de l’ancre de notre voilier, éphémère empreinte laissée pendant quelques heures dans le sable devant la plage, vite effacée par les courants marins. Mais pour l’heure, il faut faire face à la déception, la mienne, mais peut-être encore davantage celle de mon petit équipage, qui se croyait en fin de traversée… Je laisse filer encore quelques milles vers l’ouest en direction des Tonga, puis il ne nous reste plus qu’à serrer le vent vers Niue Island, désormais notre destination. Le vent reste soutenu sur la zone. De surcroît, les multicoques, compte tenu de leur vitesse sur l’eau, ont une capacité avérée à créer du vent apparent et à le faire remonter encore un peu plus vers l’avant, c’est bien connu. Alors nous renvoyons la grand-voile, mais à 3 ris cette fois, et enroulons encore un peu plus de solent. A serrer le vent et la mer ! Cap sur Niue, à quelque 290 milles au près bon plein… Dur dur pour le moral de l’équipage. Mais nous n’avons pas le choix...

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Marin améliore sa technique de chasse dans le Pacifique…

Mon stratagème a volé en éclats. Il n’y a plus qu’à torcher la toile au près sans se plaindre. Rose s’éloigne sur l’horizon. Le vent souffle du sud-est, hélas, et s’établit à 25 nœuds avec rafales à 30, parfois 35. Jangada fait route à 8 nœuds, escaladant les vagues, traçant une route directe en taillant la mer avec puissance. Et inconfort. Le pont devient humide, les sabords sont serrés au dernier cran, les prochaines 48 heures ne seront pas très fun… Ces deux jours resteront dans ma mémoire "la punition de Rose". Le vent ne mollit pas, et aucune rotation vers l’est du souffle de l’alizé n’est prévue par la carte météo que je prends sur Saildocs. Je règle le bateau avec soin, veillant à ne pas trop solliciter la structure. Notre catamaran est large, donc puissant, les efforts peuvent vite grimper. Mais avec cette voilure réduite, je ne le sens pas forcer, et il abat sans effort apparent ses 8 milles à l’heure en remontant dans un véritable champ de mines. Je reprends le mou du haubanage sous le vent avec un cordage, renforce le saisissage de l’annexe sur ses bossoirs, parfais le rangement du pont. J’optimise la forme de la grand-voile, reprends le nerf de chute, vérifie l’absence de raguage de la bosse du 3e ris, sur laquelle la tension est forte. Je pulvérise un peu de WD 40 sur son réa, qui a tendance à couiner sous l’effort. Il finit par se taire. Je contrôle la route suivie sur le fond au GPS, corrige d’un ou deux degrés le cap affiché au pilote, pour prendre un peu de dérive. Il n’y a plus qu’à tailler la route en conservant des forces, et si possible, au moins en apparence, qu’à afficher une bonne humeur inaltérable…
Mais les visages de mon petit équipage se sont fermés, plus soucieux que d’habitude. Barbara n’aime pas cette allure où les catamarans ont des mouvements brutaux, souvent en diagonale. Au fil des heures, je vois son moral s’effriter, elle prend sur elle, mais intériorise son malaise, ce qui n’est pas une très bonne solution. Difficile, cependant, de faire autrement, quand l’appréhension et l’inconfort vous gagnent. Les enfants, qui savent que l’on en a pour 48 heures à ce régime, en prennent leur parti avec plus de facilité. Les jeux électroniques, alternés avec un peu de lecture, le tout couplé avec l’absence d'école, les y aident beaucoup. Au cours de cette traversée, les creux atteindront parfois 5 mètres, et le vent la force 7, rafales à 8. Le ciel est couvert, gris, de lourds nuages bas défilent rapidement vers l’ouest.
Je m’installe dans le carré pour une nuit d’atterrissage, préférant envoyer Barbara dans sa bannette, en bas, bien au chaud dans l’obscurité de la coque bâbord, en sécurité. C’est plus simple pour moi. Adélie squatte, comme à son habitude en mer, la banquette bâbord du carré. J’entends son souffle régulier qui m’indique qu’elle dort paisiblement. Elle appelle cela "faire le quart avec Papa". Je souris de bonheur. J’aime bien sa présence qui m’aide à traverser la nuit. Au fil des heures, je corrige la route d’atterrissage, et vers minuit, j’aperçois sur l’horizon une vague lueur : Niue Island approche. Nous gagnons progressivement l’abri de l’île. Je réveille Marin qui m’aide à affaler la grand-voile, et nous faisons route vers la zone de mouillage d’Alofi, où je sais pouvoir trouver des coffres de mouillage installés par le Yacht-Club. Les fonds tombent très vite à proximité de la côte, et ce mouillage n’est pas particulièrement bien protégé. Nous finissons par dénicher dans la nuit une bouée avec l’aide du projecteur à main, et, une fois amarré à son solide anneau, Jangada peut souffler après l’effort. Le sondeur indique 40 mètres. La cavalcade sur les vagues touche à sa fin. Je m’endors rapidement.
Barbara aura un jugement tranchant sur l’intérêt d’une escale à Niue. Le joli lieutenant n’a pas aimé nos deux derniers jours de navigation. Et Niue en prend pour son grade. L'île est constituée d’un plateau corallien, sans charme particulier, qui s’est élevé sur les restes d’un volcan sous-marin. Elle n’a pas de lagon, et est ceinturée par des falaises de 25 mètres de hauteur frangées d’une étroite barrière de corail. Son accès n’est pas aisé. Le sol est assez pauvre, torturé, le corail mort est partout. Une végétation dense d’arbustes rabougris la recouvre entièrement, ne cédant la place que rarement à quelques arbres, concentrés dans la forêt d’Huvalu, au sud-ouest de l’île.
Nous découvrons rapidement deux particularités de Niue.
La première, c’est que, du fait du ressac qui sévit dans la baie d’Alofi, chaque fois que l’on va à terre, on doit gruter l’annexe hors de l’eau sur la petite jetée du port, pour éviter qu’elle ne subisse des dommages du genre fracassant. Les enfants adorent effectuer cette manœuvre, la grue est à usage libre, et la main-d’œuvre ne vient jamais à manquer. Nous en profiterons pour la caréner facilement. La deuxième, moins plaisante, c’est qu’on s’aperçoit vite que le plan d’eau d’Alofi est fréquenté par des… serpents de mer ! De petits serpents venimeux, des Laticauda schystorhyncha, dont on nous dit, maigre consolation, qu’ils ne peuvent pas nous mordre. Non qu’ils ne le souhaitent pas, mais leur gueule est trop petite. Cette affirmation ne convaincra pas suffisamment Barbara, qui ne reprendra pas à Niue les longueurs de nage qu’elle effectuait dans le lagon de Suvarov, escortée par les requins…

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Pas d’anneau corallien à Niue, seulement des falaises de corail…

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