Louisiades, l'archipel du bout de monde....

Début juin, l'équipage du catamaran Jangada met le cap vers l’archipel des Louisiades, ainsi nommé par Bougainville en l’honneur de son roi, Louis XV. Distance à parcourir jusqu’à la passe sud-est du lagon de Tagula Island : 850 milles…

La mer de Corail est cette étendue d’océan, située tout à l’ouest du Pacifique, et qui baigne au nord la Papouasie-Nouvelle-Guinée et ses archipels, au nord-est les îles de Micronésie et l’archipel des Salomon, à l’est celui du Vanuatu et la Nouvelle-Calédonie, et au sud les côtes nord-orientales de l’Australie. Les nombreux récifs coralliens de cette région ont donné son nom à la mer de Corail.

Les Louisiades sont une myriade d’îles et de récifs rattachés à la Papouasie-Nouvelle-Guinée. Laquelle PNG n’a pas vraiment bonne réputation. Outre les requins, les serpents marins et les salties (crocodiles de mer), les pirates et malfrats de tout poil sont désormais inscrits à l’ordre du jour de notre navigation dans ces parages lointains. De ce fait, sécurité oblige, notre séjour en Papouasie "continentale" sera réduit au strict minimum, hélas. Des Louisiades, nous rejoindrons directement Port-Moresby (et son yacht-club colonial sécurisé) et reprendrons la mer pour le détroit de Torrès, sans nous attarder dans cette ville classée au cinquième rang des villes les plus dangereuses du monde ! Je ne tiens pas à exposer inconsidérément les miens à la méchanceté humaine…

Première nuit au large. La mer est tellement calme et lisse que les étoiles se reflètent dans l’eau, tout autour du bateau, dans une danse lente et féerique, singulière et merveilleuse. Un spectacle rare, que je n’avais encore jamais observé en mer.

Mais un train de houle, venu d’on ne sait où dans le sud, a cueilli l’équipage au réveil. Une ligne de grains bien noirs vient se positionner sur nous. Le temps se détériore, 2 ris dans la grand-voile, et à abattre dans le fort du vent et de la pluie ! Quelques heures plus tard, Jangada se trouve pris dans une zone de grains infernale. Cerné de toutes parts par des barres nuageuses plus sombres les unes que les autres ! Mauvais augure, j’aperçois soudain une trombe. Une trombe en formation, là, sous le vent, dans le grain qui vient de nous quitter quelques minutes auparavant ! A peut-être 2 ou 3 milles sous notre vent. Pas davantage. Nous observons le phénomène pendant quelques minutes, la mer fume au droit du grand tuyau monstrueux qui monte vers le ciel, puis la trombe disparaît. Elle n’a duré que 5 à 6 minutes… Pendant une quinzaine d’heures, nous subissons des trombes d’eau mélangées aux rafales de vent, sur une mer sombre, peu avenante. Manœuvres de voiles incessantes pour tenter de gagner laborieusement dans l’ouest, puisque c’est là que semble se trouver le souffle renaissant d’un alizé décidément très perturbé. Après chaque manœuvre, tout notre petit monde familial se retrouve dégoulinant à souhait sous l’abri du roof, à boire un thé, à se sécher et à rêver des mers du Sud, les vraies, chaudes et ensoleillées. L’ouest du Pacifique, décidément, réserve des surprises. Depuis quelques mois, et quelques milliers de milles, il m’apprend son sale caractère.

 

Le lendemain, un vent de sud, bel et bien le signe annonciateur du retour de l’alizé, s’est levé sur notre plan d’eau grisâtre. Grand-voile haute et gennakersont mis au travail illico. Le speedo grimpe à 8/9 nœuds, et le Captain retrouve le sourire ! En route directe sur les Louisiades, Jangada vient de prendre le train du vent portant annoncé.

Journée d’approche de la terre. Initialement, nous comptions passer entre les îles de Rossel, au nord, et de Tagula, au sud. Toutes deux sont ancrées dans de grands lagons, largement débordants. Celui de Rossel mesure 45 milles de longueur, quant à celui de Tagula, il est encore plus grand, 112 milles ! Oui, 112 milles. Un lagon de 200 km de long ! C’est là que nous allons passer deux semaines. Les îles secondaires, les îlots, et les récifs coralliens y sont innombrables. Navigation de jour exclusivement, avec vigie dans les barres de flèches, car le lagon est peu cartographié et regorge de surprises. Mauvaises en général. Mais finalement, comme nous atterrissons de nuit et qu’il serait dangereux de s’engager entre ces deux îles séparées de quelques milles seulement dans l’obscurité avec les forts courants qui règnent dans la région, je préfère contourner Rossel par le nord, et naviguer à 2 ou 3 milles sous le vent de la barrière récifale, pour arriver à 3 milles de la passe au petit jour. Une fois dans le lagon, cela devrait ressembler à des vacances, et notre première petite île de rêve s’appellera Nimoa Island.

La nuit s’est écoulée lentement. 12 heures d’obscurité, c’est long. Quand la terre est proche, difficile de fermer l’œil en sachant que la barrière récifale est à 2 milles au vent. L’ordinateur de navigation est resté en veille toute la nuit pour contrôler le bon travail du pilote et la dérive due aux courants. Nous approchons de la passe de Hudumuiwa, dont la coupée bleu marine apparaît franchement au milieu des eaux couleur turquoise alentour. Nous ralentissons pour observer l’état de la passe. Rien de méchant, nous sommes proches de l’étale de basse mer, pas de difficulté. Marin gagne son poste de vigie dans les barres de flèches, je prends les commandes, et vers 11h00, nous nous engageons dans l’étroit passage. Une fois dans le lagon, la mer est plus calme, la houle a disparu. Au franchissement de la passe, j’ai noté l’erreur de calage de la cartographie électronique, environ 0,3 mille (500 mètres) dans le 285. Au loin, nous apercevons des pirogues à balancier qui naviguent sous voile. Nous affalons et contournons la pointe nord-ouest de Nimoa Island. Dans la baie sous le vent de l’île, un petit village de cases en bambous et pandanus montées sur pilotis apparaît au bord d’une plage de sable blanc bordée de cocotiers. Nous serrons le corail pour trouver le passage qui conduit, entre les patates, au mouillage. Je monte à mon tour dans la mâture pour guider Timothée aux commandes. Marin dévire l’ancre pour un mouillage provisoire. Nous mettons l’annexe à l’eau, et partons en reconnaissance avec un masque et le sondeur électronique à main. Nous délimitons une zone d’évitage idéale sur 360°, car l’expérience des grains violents au mouillage, qui ne sont pas rares dans l’ouest du Pacifique, et la mésaventure de Limu Island aux Tonga restent très présents dans ma mémoire. Nous mouillons un grappin muni d’un flotteur à la position de mouillage jugée idéale, et retournons à bord pour positionner l’ancre et le bateau à la position choisie. Une première pirogue a quitté le rivage du village, et se dirige vers nous. Le voyage au long cours, à mes yeux, restera toujours empreint de magie. Nous sommes arrivés chez les Papous !

 

Bienvenue chez les Papous…

Au bout du monde, il existe un archipel dépourvu d’à peu près tout, mais pas du bonheur. Je n’en avais jamais entendu parler.

L’un de mes espoirs secrets est que, lorsque dans un an Marin et Adélie circuleront à nouveau devant les boutiques d'une rue commerçante de retour en France, devant cet incroyable amoncellement d’objets, de vêtements, de denrées alimentaires, et de biens de consommation en tous genres (tous autant soi-disant utiles et nécessaires qu’en réalité souvent inutiles et superflus), l’un de mes espoirs secrets, dis-je, est qu’ils se rappellent le bonheur qui se lisait sur les visages des enfants papous de l’archipel des Louisiades. Qui, eux, avaient si peu, et bien entendu pas d’argent, mais semblaient si heureux… Deux semaines de séjour-découverte aux Louisiades pourraient résumer la question ainsi : faut-il vivre en village au bord de l’eau dans un dénuement matériel poussé, mais avec une nature généreuse, pour approcher le bonheur ici-bas ? Une réponse d’emblée affirmative serait sans doute un peu rapide, et pourtant, ce que nous avons vu dans ces îles a de quoi faire sérieusement réfléchir…

Au fond de la baie, des cases surélevées par des pilotis, des pirogues tirées sur le sable de la plage, la silhouette d’enfants qui courent sur la grève, excités par l’arrivée d’un voilier inconnu. Aux jumelles, je devine des cochons noirs et des poules qui vaquent à leurs occupations alimentaires permanentes. Beaucoup de chiens pas très gras aussi, qui, parfois, se retrouvent dans les casseroles. Des cacatoès à crête jaune se disputent bruyamment à la cime des arbres. Des perroquets d’un rouge éclatant traversent la baie d’un vol approximatif. Les enfants piqueraient bien une tête dans les eaux bleues de Nimoa, mais voilà, nous n’avons pas encore d’informations fiables sur trois espèces animales charmantes qui partagent ces eaux : les éternels requins, que nous côtoyons plus ou moins depuis des mois maintenant, et auxquels on finit par s’habituer, encore que ; les serpents marins, qu’on aperçoit parfois nageant en surface à proximité du bateau, et de nouveaux voisins de palier marin, d’une convivialité exquise, paraît-il, les salties. Les salties, venus des côtes nord australiennes proches via les nombreux récifs côtiers de la région du détroit de Torrès, ce sont les crocodiles de mer. Des bestioles qui occupent une bonne place parmi les animaux les plus dangereux de la planète.

-       Bon, les enfants, pour la baignade, vous allez sur la plage du village, et vous attendez qu’on en sache un peu plus, OK ?

La sobriété de la vie serait-elle source de bonheur ?

Voilà notre premier Papou qui approche dans sa petite pirogue à balancier, la pagaie à la main. Il a l’air gentil, mâche du bétel, ce qui lui fait une bouche ensanglantée vraiment rassurante, et parle quelques mots d’anglais : c’est John, le chef du village, un petit gabarit aux yeux malicieux. Il fait connaissance avec nous, prudemment, ne s’impose pas, mais on le sent curieux. Il est venu voir qui arrivait dans son île. Les contacts humains aux Louisiades seront comme ça, empreints de réserve, plus distants qu’au Vanuatu. La langue est aussi un problème, l’anglais est moins parlé que les dialectes locaux. Nous indiquons à John que nous irons visiter son village quand le soleil sera un peu moins haut. En attendant, il nous indique que nous pouvons nous baigner dans la baie, il y a bien sûr quelques requins, mais généralement non agressifs, et pas de crocodiles à Nimoa, où il n’y a pas de mangrove. Bonne nouvelle. Plus tard, nous débarquons sur la petite plage. Tous les villageois nous observent. Nous ne ressentons pas d’agressivité, non, aucune, c’est simplement qu’il existe un monde de différences entre eux et nous, entre leur civilisation, leur mode de vie, leur niveau de développement, et les nôtres. Et chacun le sait. John nous présente sa femme, qui nous adresse un grand sourire également rouge sang de bétel, moyennement sexy, on va dire, et ses fils, qui travaillent, avec d’autres jeunes garçons, à remettre en état une grande pirogue à voile tirée sur des rondins de bois devant les cases. Les enfants sont nombreux, mais eux aussi sont réservés. Ils ont facilement peur de nous. Un geste un peu brusque, et les voilà qui détalent. Les cases ici sont toutes surélevées, et il doit faire bon y dormir, à même les nattes, dans le souffle de l’alizé. Des petites cases séparées servent de cuisine à proximité des cases d’habitation. On y retrouve la panoplie habituelle des gamelles en fer blanc et des bouilloires noircies de fumée, accompagnées d’ustensiles taillés dans le bois. Les coutelas et les machettes sont nombreux, les hommes en ont toujours un avec eux, dont ils se servent tout le temps, et pour tout faire. Les Papous utilisent beaucoup les fibres végétales de la forêt, qui leur servent à réaliser les ligatures utilisées couramment dans leur vie quotidienne, pour leurs habitations, leurs embarcations, leurs cultures.

John nous accompagnera partout dans la visite du village, ce qui est rassurant pour nous. Et très vite, il orientera la conversation vers le troc. Il n’y a pas de magasin d’approvisionnement dans les petites îles des Louisiades, pas le moindre, et les villageois ne produisent quasiment rien qui puisse se vendre et donc générer un flux d’échange monétaire. Sauf quelques colliers de corail rouge, et quelques sculptures sur bois, qui partent vers Misima, et de là vers le mainland papou, pour payer le riz et la farine dont les villageois ont besoin. Par ailleurs, les quelques voiliers, souvent australiens, qui viennent parfois croiser dans l’archipel n’ont la plupart de temps pas de monnaie papoue (dont l’unité est le kina). C’est notre cas : nous arrivons du Vanuatu, notre escale aux Louisiades se fait hors formalités officielles, incognito, et la première banque papoue est à plusieurs centaines de kilomètres sous le vent de l’archipel ! Comme aucune ligne maritime organisée ne dessert ces îles éloignées, l’archipel vit pratiquement en autosubsistance. Les villageois envoient de temps à autre leurs embarcations les plus grandes se ravitailler sur la grande île de Misima, distante de quelques dizaines de milles, pour y acheter quelques denrées alimentaires de première nécessité, des machettes, des hameçons. En échange, ils amènent avec eux quelques langoustes, des bananes, des papayes, un cochon ligoté, de la vannerie, des bracelets, un peu d’artisanat. J’observe avec intérêt les pirogues à voile et balancier utilisées par les villageois pour se déplacer entre les îles. Ce sont des praos symétriques, balancier toujours au vent, sans arrière ni avant, ces derniers assurant tantôt l’une tantôt l’autre fonction, selon la direction suivie par l’embarcation par rapport à celle d’où souffle le vent. Le gréement qui porte une voile rafistolée pivote autour du mât selon les besoins. A bord de ces pirogues capables de tenir des vitesses de 7 à 8 nœuds par bonne brise, aucun organe métallique. Tout est végétal, fait de bois et de ligatures en fibres naturelles. Le flotteur principal de la pirogue est creusé dans un tronc d’arbre. Les voiles sont faites de prélarts en plastique, d’anciennes bâches, de tissus rapiécés. Elles-mêmes sont ligaturées par transfilage à leurs espars. Assez curieusement, ces pirogues ne sont équipées d’aucun dispositif de gouverne, même démontable, option technique qui serait indispensable du fait de l’alternance de fonctionnalité avant/arrière. Les marins papous utilisent un simple aviron de gouverne, assuré lui aussi par une simple ligature. Le barreur a un rôle très physique. Assis en équilibre précaire sur le plat-bord arrière, il actionne l’aviron de gouverne avec ses deux bras en s’aidant de l’une de ses jambes, passée par-dessus bord, avec laquelle il appuie sur le bord de fuite de l’aviron. Parfois, les pirogues des Louisiades effectuent des trajets de plusieurs dizaines de milles dans le grand lagon. Ces praos, souvent au nombre de 4 ou 5 par village, constituent le moyen principal de transport dans l’archipel. Pour la pêche et les petits déplacements individuels, les natifs utilisent des pirogues monoxyles, avec ou sans balancier, propulsées par des pagaies simples, ou doubles. Très souvent, les femmes utilisent leurs propres pirogues pour se rendre en eaux calmes dans les jardins éloignés du village, d’où elles ramènent leur récolte du jour, ignames, taros, patates douces, haricots, papayes, citrons, oranges vertes, ananas. Les femmes ramassent aussi les coquillages sur la grève. Les noix de coco sont récoltées par les hommes, qui savent tous monter en quelques secondes au faîte d’un cocotier dès l’âge de 7 ou 8 ans. Enlever la bourre des noix de coco est un travail physique que les hommes exécutent avec une dextérité et une rapidité que je ne me lasse pas de regarder. Ils vont aussi pêcher dans le lagon, avec des hameçons, mais aussi à la foëne (piques métalliques ligaturées à l’extrémité d’un bambou). Plus tard, je découvrirai qu’ils pêchent également en apnée, avec des arbalètes sous-marines rudimentaires de 2,50 mètres de longueur environ équipées d’un sandow, confectionnées avec le peu de moyens dont ils disposent. Quand je constaterai plus tard qu’ils observent avec fascination nos arbalètes de pêche sous-marine Beuchat utilisées dans le lagon par Timothée et Marin, j’en serai presque gêné.

Naviguer au bout du monde…

Pour rejoindre l’archipel des Louisiades, il faut un voilier, de l’autonomie (eau douce, carburants, énergie, nourriture), et aussi un minimum le goût de l’aventure.

Evoluer en voilier dans cette région exige un peu d’attention. Imaginez un lagon long de plus de 200 km sur 50 de large, parsemé d’îles, dont certaines possèdent leur propre lagon dans le lagon. Les profondeurs sont de l’ordre de 20 à 50 mètres, mais les formations coralliennes et les hauts-fonds sont nombreux, et mal cartographiés. J’ai noté un décalage de la cartographie électronique de l’ordre de 500 mètres, parfois variable (non constant), donc gênant. Pas question de naviguer de nuit. La houle du large est cassée par la barrière corallienne qui ceinture le lagon, mais c’est moins vrai à marée haute. Les courants sont sensibles, surtout au droit des passes, le ressac marqué au vent des îles, et l’eau pas toujours très claire. Bref, il faut avoir l’œil…

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