Pacifique

CROISIERE A HAUT RISQUE AUX TONGA…

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Aventures aux îles Ha’apai, l’archipel dangereux…

Ha’apai, aux Tonga. Des îles, des îlots, et des récifs. Des récifs par centaines… 11 octobre. Nous faisons la clearance de départ des Vava’u, remplissons les jerrycans d’essence, faisons un tour au marché aux fruits et légumes, un autre chez le Chinois, et puis nous prenons la mer sans tarder, vers le sud, en direction des Ha’apai, cet archipel situé entre les Vava’u, au nord, et Tongatapu, au sud. Le voilier La Tortue, que nous avions rencontré à Niue, vient d’y faire naufrage. Comme très habituellement dans les évènements de mer qui finissent mal, ils ont été victimes d’un enchaînement malheureux de galères techniques qui aggravent progressivement la situation, jusqu’à la rendre préoccupante, puis mauvaise, et enfin désastreuse. Un processus assez classique. Nous nous rendons sur les lieux pour voir ce que nous pouvons faire, récupérer du matériel au pire, au mieux voir si le bateau peut être renfloué, et dans le cas contraire au minimum sécuriser l’épave. L’équipage est déjà en sécurité à Nuku’Alofa, et nous sommes en liaison avec lui. Ha’apai, je l’appelle l’archipel dangereux : il mérite cette appellation. Probablement davantage que les Tuamotu, dont l’abord des atolls est souvent clair, accore. Peu de voiliers s’y aventurent, du moins dans ses coins reculés. Ce qui, en soi, constitue inéluctablement pour moi une raison suffisante qui justifie d’aller voir à quoi il ressemble… Ce qui n’est pas forcément gratuit, comme vous le verrez bientôt… Les Ha’apai ne sont pas, c’est clair, un coin propice à l’apprentissage de la navigation. Même les marins chevronnés doivent s’en méfier ! D’abord, l’endroit est mal cartographié. Ensuite, la cartographie électronique est décalée, autrement dit fausse, de plusieurs centaines de mètres. Les courants y sont forts, malgré un marnage faible. Et les récifs à fleur d’eau s’y comptent par centaines ! Vous donner une idée de l’endroit est relativement simple : en exagérant à peine, il n’est pas un degré angulaire du cercle de l’horizon où l’on n’aperçoive des brisants qui déferlent ! La chaussée de Sein, comparativement, est un boulevard. Bref, il faut avoir l’œil, ne naviguer que de jour, le plus possible avec le soleil dans le dos, ne pas hésiter à monter dans les barres de flèche, ne pas lâcher de l’œil le sondeur, être toujours prêt à manœuvrer d’urgence, et essayer de sécuriser les mouillages avant la nuit. Mais le danger le plus sournois, ce sont les grains, la nuit surtout… Nous choisissons la route extérieure, par l’ouest de l’archipel, la plus sûre, pour nous rendre à Kelefesia, l’île la plus au sud des Ha’apai : c’est là, à 115 milles au sud de Neiafu, que le naufrage de La Tortue a eu lieu. Les vents sont faibles, instables toute la nuit, et le jour qui se lève nous voit faire route avec les deux moteurs. Nous passons à faible distance du tombant d’un long récif corallien. L’endroit est propice à la pêche, les oiseaux y sont nombreux. Soudain, les deux lignes dévirent violemment en même temps. Les cliquets métalliques avertisseurs s’affolent. Marin et moi, on adore, tandis qu’Adélie joue la neutralité stratégique, solidarité féminine oblige. Deux dorades coryphènes d’1,50 m. L’une retrouvera sa liberté dans un saut magnifique, emportant tout le bas de ligne avec elle. Bien joué, respect pour l’animal qui, cette fois, a été le plus fort. La deuxième, particulièrement combative, sera ramenée à bord après un bel effort physique. J’en garderai quelques cicatrices sur les mollets, car, une fois hissé dans la jupe arrière tribord, l’animal me vendra chèrement sa peau. Ce jour-là, nous prendrons encore deux bonites, et le frigo retrouvera son niveau haut. Barbara me fera promettre de ne plus mettre les lignes à l’eau avant … longtemps. Sur le coup, je n’ai guère d’autre choix que celui d’obtempérer. En fin d’après-midi, nous nous faufilons entre les récifs et approchons de Kelefesia par l’ouest. Zephyrus, parti la veille de Vava’u, est au mouillage, et nous a transmis, après une première plongée, un situation report au sujet de l’épave. Nous passons silencieusement à côté des deux mâts de La Tortue, immergée dans une petite dizaine de mètres d’eau, et entrons avec prudence dans la petite zone de mouillage où ne peuvent tenir que deux ou trois bateaux, et encore, à condition d’avoir l’œil. Triste spectacle que cette mâture qui s’enfonce dans l’eau sur la ligne d’horizon. Chacun de nous est perdu dans ses pensées, une histoire s’est arrêtée là. Comme le deuil d’un bateau qui, après avoir porté une histoire familiale qui remonte à plusieurs décennies, voit s’éteindre ici, dans ce coin sauvage et inhospitalier, le début d’un nouveau projet de vie. Comment ne pas imaginer que pareille mésaventure pourrait bien nous arriver, à nous aussi ? Je me souviens de ma visite du bateau de Nicolas et Marie-Laure au mouillage d’Alofi, et du verre qu’ils m’avaient offert dans le cockpit… Un évènement de mer survient toujours, un jour ou l’autre, aux marins qui naviguent. Une barque locale rôde, avec à bord des pêcheurs locaux, visiblement intéressés par l’évènement. Et ses suites. Mais leurs visites sur l’épave ont cessé dès l’arrivée de Tropic Bird, un puissant pneumatique sur-motorisé armé pour la plongée, venu de Nuku’Alofa, qui s’est rendu rapidement sur les lieux après le naufrage. A l’arrivée de Zephyrus, le relais a été passé, et nos amis Andy (ancien Royal Marine Commando de Sa Gracieuse Majesté, et pour autant si gentil et si calme) et sa charmante Rhian ont pris magistralement en main le bazar. Peu de temps avant l’arrivée, j’ai discrètement (au début, parce que, par la suite, avec l’animal au bout de la ligne, c’était plus difficile !!!) transgressé l’interdiction de pêcher de la cambusière en chef, me disant qu’avant les opérations physiques à venir, des protéines en quantité seraient les bienvenues pour les deux équipages déjà sur place. Avec Marin, nous avons capturé un gros tazard de près de 2 mètres de long ! Nous le coupons en deux : la moitié pour les pêcheurs, l’autre pour Zephyrus. Ça met de l’huile dans les rouages. Marin et moi allons plonger sur l’épave avant la nuit, pour nous faire une idée des possibilités de renflouement, et la transmettre par e-mail à Nicolas et Marie-Laure, à Nuku’Alofa. L’eau est totalement translucide, le bateau est encastré sur de gros blocs de corail, le safran est brisé, un trou béant de 40 cm de diamètre apparaît à l’arrière. Andy a retiré la tête de roche agressive qui l’a provoqué. Mais la vision du pont, totalement intact dans l’eau translucide, est impressionnante. Les poissons multicolores ont déjà pris possession de l’épave… L’équipage canadien de Tyee ! nous rejoint avant la nuit, et nous dînons tous… de poisson !!! à bord de Jangada. Une tendance se dessine déjà. D’une part, le matériel nécessaire au renflouement (parachutes gonflables en particulier) n’est pas disponible à Nuku’Alofa. Il faut le faire venir au prix fort de Nouvelle-Zélande. Délais importants. D’autre part, les coûts prévisibles de l’opération globale (support logistique, plongées, obturation des voies d’eau, assèchement, remorquage, sortie d’eau de l’épave à Nuku’Alofa, travaux de réparation) sont excessifs par rapport à la valeur de ce bateau en ferro-ciment âgé et non assuré. A l’évidence, de surcroît, et je l’ai senti au téléphone, nos amis n’ont plus, après l’épreuve qu’ils viennent de vivre, et les mois de travail qu’ils avaient consacrés à la remise en état de ce bateau familial (sans oublier le budget investi), l’énergie nécessaire pour soulever des montagnes pour redonner vie dans l’immédiat à leur projet. Nicolas et Marie-Laure renoncent, c’est probablement la solution la plus sage, au moins financièrement. La Tortue va finir sa carrière là, sur le récif de Kelefesia. Fin d’une belle histoire. L’équipage et le bateau reconditionné avaient appareillé de Papeete il y avait moins de 2 mois…

Chronique autour du monde : les îles Tonga

Triste spectacle que la mâture du voilier La Tortue, qui, seule, émerge des eaux de Kelefesia (Ha’apai, Tonga)…

Une fois cette décision prise, il faut sécuriser l’épave, c'est-à-dire enlever les mâts, et vider le bateau. Nicolas nous donne le feu vert par téléphone. Demain, on attaque à l’aube, car il faut faire vite, dans ce mouillage précaire, où le temps maniable peut ne pas durer. Et puis, Nicolas et Marie-Laure, sachant trois voiliers amis sur place, ont décidé de revenir passer quelques heures sur les lieux du naufrage. Récupérer quelques affaires, débarrasser l’épave de ce qu’elle contient, discuter avec Noa, le fils du propriétaire de l’île, et aussi faire le deuil définitif de La Tortue, et du projet temporaire de vie dont le voilier était le support. Le petit ferry des îles les déposera demain matin sur l’île de Nomuka, et de là, Noa les emmènera avec sa barque motorisée jusqu’à Kelefesia, où ils nous retrouveront pour l’après-midi et la nuit. J’aime cette idée de revenir faire ses adieux à son voilier. J’apprécie la décision et le courage de revenir sur les lieux du naufrage.

Chronique autour du monde : les îles Tonga

Infortunés navigateurs, Marie-Laure et Nicolas sont revenus pour une soirée empreinte d’émotion sur les lieux de leur naufrage…

Aussitôt après notre manœuvre de mouillage, j’ai plongé pour m’assurer de la trajectoire de la chaîne et de l’enfouissement de l’ancre de Jangada, outre les manœuvres de traction sur l’ancre habituelles à notre bord avec les moteurs en arrière. Dans la nuit, ce que je redoute le plus dans cette région du Pacifique survient : un grain costaud s’abat sur Kelefesia, et nous nous retrouvons, Andy sur Zephyrus, John sur Tyee ! et moi sur Jangada, trempés et grelottant dans le vent, la pluie, et l’obscurité, VHF en main, lampe frontale à poste, moteurs démarrés et feux de pont allumés, à essayer de lutter contre cette furie de temps. Piégeuse à souhait dans ce genre d’endroit mal famé. Jangada et Zephyrus se retrouvent bord à bord dans le clapot, l’un de nous a bougé. On sort les défenses, je rallonge de 20 mètres la chaîne de mouillage, ça passe, mais l’alerte de cette mauvaise nuit reste présente à nos mémoires… Plus tard dans la journée, je constaterai que notre chaîne de mouillage a cisaillé la patate de corail de plusieurs centaines de kilos qu’elle contournait au départ. La chaîne a alors tiré au plus court en passant sous la roche, c’est ce qui nous a rapprochés de Zephyrus au cours de la nuit. Quand je pense qu’il y en a qui utilisent des "mouillages textiles" ! Le jour levé, nous allons fixer des défenses au mât d’artimon de La Tortue, puis coupons progressivement tous les haubans. Cela permet de s’apercevoir que le fil des cisailles à haubans réglementaires s’émousse bien vite : il faut finir le job à la scie à métaux lubrifiée à l’huile de coude (depuis, j’ai une petite tronçonneuse électrique à disque, à bord de mon nouveau bateau). On apprend tous les jours de la mer. Le mât finit par basculer doucement à la surface de l’eau, puis nous le remorquons sur la petite plage de l’île avec notre annexe. Vient ensuite le tour du grand-mât, tenu, lui, par 12 câbles… Plus difficile, plus long, plus physique, mais on y arrive aussi. Les barres de flèche accrochent le corail avant la plage, le mât est lourd, on perd du temps, mais les pêcheurs nous aident : c’est en quelque sorte le principe simplifié du "No cure, no pay" appliqué encore parfois en matière de sauvetage maritime (avant que les lois maritimes internationales ne soient modifiées, postérieurement au naufrage de l’Amoco Cadiz, sur les roches de Portsall, en 1978...). Il nous a fallu la matinée pour démâter le bateau et remorquer les mâts sur la plage. Les pêcheurs ont assisté au travail, la mine un peu dépitée, en se disant sans doute que l’aubaine du naufrage allait leur passer sous le nez. En fait, en discutant avec eux, nous apprenons que le roi des Tonga, il y a de cela quelques décennies, a donné l’île de Kelefesia au père de Noa, son ami. L’île est déserte, inhabitée, inhospitalière, mais splendide. Seul un campement sommaire abrite les pêcheurs de Nomuka qui y séjournent de temps à autre. Dans l’après-midi, j’aperçois la barque de Noa qui arrive de Nomuka. Je saute dans l’annexe et vais à la rencontre de Nicolas et Marie-Laure. Pour eux, c’est le choc. Et les larmes de l’émotion. Depuis que nous avons enlevé les mâts, seul le petit radeau de plongée gonflable de Jangada, que j’ai amarré à l’épave, signale le lieu du naufrage. Au moment de l’abandon, à la nuit tombante, quelques jours plus tôt, alors que le bateau tossait sur le récif et que l’eau noyait déjà les planchers, le bateau flottait encore quand ils avaient gagné en annexe le rivage en emmenant avec eux l’essentiel. Ils avaient alors lancé un appel de détresse avec leur téléphone satellitaire Iridium, en appelant directement le CROSS (Centre Régional Opérationnel de Sécurité et de Sauvetage) Gris-Nez, en France, lequel avait répercuté la demande d’assistance vers la Nouvelle-Zélande et les Tonga. Un navire de guerre avait appareillé tôt le lendemain matin de Nuku’Alofa, avait stoppé au large de l’îlot au lever du jour dans une mer encore dure, et avait envoyé un pneumatique vers la plage pour récupérer les quatre occupants de La Tortue, qui avaient passé la nuit dans le campement occasionnel des pêcheurs, autour d’un feu bienvenu. Lors de leur évacuation par le navire de guerre tongien au petit matin, l’équipage de La Tortue avait remarqué que le voilier s’était bien sûr enfoncé dans la nuit, mais qu’il flottait encore. A l’instant où les naufragés redécouvrent le site apaisé, l’épave repose sur les fonds de coraux, à une dizaine de mètres sous la surface. Un petit filet de gas-oil irise la surface en s’échappant doucement du réservoir. Marie-Laure a du mal à maîtriser ses larmes, Nicolas est silencieux. Nous, nous ne sommes pas bavards. Le déjeuner est le bienvenu. Andy a réussi à sortir quelques bouteilles de vin de l’épave, cela fait du bien à tout le monde. Nous arrivons presque à arracher un sourire aux naufragés. Nicolas et Marie-Laure nous demandent de leur laisser 20 minutes pour plonger seuls sur l’épave, je les conduis en annexe à la verticale de celle-ci, et nous les laissons seuls face à l’adversité et à la réalité de ce qu’est devenu leur voilier. Puis le travail sur l’épave reprend, tout ce qu’elle renferme sera sorti dans l’après-midi. Le matériel vendable va sur Zephyrus et Tyee !, qui doivent gagner ensuite Nuku’Alofa. Tandis que Jangada doit remonter vers le nord, sur l’île de Nomuka, pour y déposer la femme de Noa, qui, seule à parler quelques mots d’anglais, est venue pour la journée avec son mari et sa petite-fille Cristina, essayer de négocier le transfert de propriété de l’épave (elle sera finalement cédée au gouvernement des Tonga). Tout ce qui n’est pas vendable va sur la barque de Noa. Dans la soirée, alors que nous sommes revenus à bord et que le soleil décline dans l’ouest, Nicolas et Marie-Laure s’installent dans la cabine tribord de Jangada. Depuis la plage, à quelques dizaines de mètres, Noa me fait signe de le rejoindre. Il me fait comprendre par gestes que tout le monde est invité ce soir à un barbecue, et que deux cochons ont été tués pour l’occasion. Je répands la bonne nouvelle d’un coup d’annexe, et nous nous retrouvons tous un peu plus tard sur la petite plage, où les compagnons tongiens de Noa allument un grand feu et y font cuire deux porcelets dodus embrochés sur des piques de bois. Belle façon de tourner la page pour l’équipage de La Tortue, qui, dès le lendemain, regagnera Nuku’Alofa. Et quelques jours plus tard la France, pour y commencer une autre vie. Nicolas, qui n’était nullement obligé, donnera gentiment aux enfants ses cerfs-volants, retirés de l’épave. Il dépose sur le pont un sac de manilles et de mousquetons, un jerrycan de gas-oil, une veste. Elégance du geste, mais nous n’étions pas là pour ça. Le lendemain matin, Nicolas et Marie-Laure embarquent sur Tyee ! qui les ramène à Nuku’Alofa, Zephyrus reste pour finir de nettoyer l’épave avec les insulaires, et nous mettons le cap sur Nomuka, à une douzaine de milles dans le nord-ouest, pour y déposer Maria et sa fille. La plupart des bateaux, peu nombreux, qui passeront à l’avenir au mouillage de Kelefesia ignoreront sans doute que là, sous l’eau, dans les roches, à 200 mètres de la petite plage, repose l’épave de La Tortue. Plus rien ne la signale à la surface des flots. Juste nos souvenirs. Mais pour Jangada et son équipage, l’aventure aux Ha’apai continue...

Chronique autour du monde : les îles Tonga

Les pêcheurs de Nomuka, venus à Kelefesia, ont fraternisé avec les trois équipages d’assistance…

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