Océan Indien

Au cœur de l’île de Florès…

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En l’absence d’informations détaillées sur les escales possibles pour un voilier sur la côte nord de l’île de Florès, il faut étudier le peu de détails portés sur la carte marine, et… improviser. J’aime bien. J’ai repéré sur l’écran de mon ordinateur de navigation une petite baie où sont établis deux villages jumeaux, de part et d’autre d’une petite rivière : Maurole et Mausembi. L’abri est plutôt précaire, juste une petite échancrure de la côte, mais il fait particulièrement beau en ce moment sur les îles de la Sonde. Nous avons pris l’habitude d’appareiller en fin de journée, pour nous extraire des dangers côtiers avant le coucher du soleil, de naviguer de nuit en sécurité à 2 ou 3 milles au large, et d’atterrir de jour sur la zone de mouillage prévue, pour bénéficier d’un bon éclairage en approchant à nouveau du rivage. Mon métier d’origine dans la marine marchande m’a appris à récupérer vite d’un sommeil entrecoupé de quarts de nuit. Au nord de Florès, pas de houle, peu de vagues : la mer est belle, la nuit étoilée, la lune fidèle au rendez-vous. Je n’ai jamais vu autant d’étoiles filantes que dans le ciel des îles de la Sonde…

Peu après le petit déjeuner, nous nous présentons devant la baie. Des taches d’un bleu très clair positionnent les hauts-fonds. Nous nous faufilons entre les récifs et jetons l’ancre à l’abri de la petite pointe rocheuse qui déborde de quelques dizaines de mètres seulement le trait de côte. Les enfants sur la plage ont arrêté leurs jeux pour observer ce voilier inconnu venu ancrer dans leurs eaux. J’observe les lieux aux jumelles, et décide d’aller à terre en éclaireur. Le CNED fait rage à bord… Sur le rivage, chacun me suit du regard, m’observe. Je salue les enfants et plaisante avec eux, le meilleur moyen d’amadouer leurs parents. "Hello Mister, hello Mister!", tous les enfants indonésiens ont appris cette interpellation. Mais plus on est loin de Bali, plus les connaissances de la population locale en anglais sont réduites. Je réponds "Selamat Pagi ! Selamat Pagi !", ce qui, le matin, veut dire bonjour (mais cela change au fur et à mesure que le jour avance !). Une fois que mon fan-club a pu vérifier que je n’étais pas un extraterrestre, il m’aide à tirer l’annexe au sec, et nous voilà partis dans l’exploration du village. Qui n’est d’ailleurs ni Maurole, ni Mausembi… situés un peu plus à l’ouest dans la baie ! Impossible d’échanger avec les habitants autrement que par gestes. Les cases sont simples, rien de confortable, juste le minimum. C’est l’Indonésie profonde, loin des sites touristiques de Labuan Bajo, Lombok ou Bali.

Les enfants me désignent un homme qui arrive casqué, sur sa pétrolette. Il s’arrête à ma hauteur, m’adresse un grand sourire, enlève son casque : c’est Vincent, Vincent Ata Bala, le seul à parler anglais dans la baie. Il m’indique qu’il a été chauffeur de mini-bus à touristes à Bali pendant plusieurs années. Il y a vécu avec sa femme, Jacinta, le temps de gagner un peu d’argent, avant de revenir s’installer à Florès pour vivre auprès de ses parents vieillissants. Vincent a été averti qu’un voilier venait d’arriver dans la baie, alors il a sauté sur sa pétrolette pour venir à notre rencontre. Il est catholique, comme une grande majorité d’habitants de Florès (mais seulement 10 % des Indonésiens) et la rencontre avec Vincent sera pour nous providentielle. Rien de tel qu’une rencontre de ce type en début d’escale pour mieux appréhender la vie locale des habitants. Nous prenons rendez-vous dans l’après-midi pour aller visiter son village de Maurole-Mausembi, laissant passer les heures chaudes. Et le CNED…

Vincent fait connaissance avec Barbara et les enfants, et devient en quelques minutes notre guide attitré. Tout le monde le connaît, du coup, notre statut d’étrangers en devient moins voyant. Le village s’étire entre la petite route côtière et le rivage. Les habitations sont principalement construites en bambous, leur toit étant constitué de feuilles de palmes. Les familles les plus aisées ont construit des habitations en dur, une marque de prospérité ici, mais l’on devine que ces maisons sont probablement moins agréables à vivre, et moins bien ventilées, que les cases traditionnelles en bambous. A la saison sèche, les toits de tôle doivent être particulièrement torrides ! Leur seul avantage réside dans une meilleure étanchéité à la saison des pluies. Pour le reste, l’absence de typhons en Indonésie ne donne pas un avantage indiscutable aux maisons en dur. 

 

Impressions indonésiennes…

Le pasar, c’est le marché local, à la fois marché aux fruits et légumes (ananas, avocats, oranges, mandarines, citrons verts, papayes, bananes, caramboles ; et carottes, pommes de terre, tomates, choux, haricots verts, concombres, échalotes, salades, ail, oignons, fines herbes), aux poissons et aux viandes. Aux épices aussi. Bazar également, où l’on trouve de tout, des machettes utilisées par tout un chacun dans ces villages de campagne aux gamelles en fer blanc, des noix d’arec au café en grains, du tabac aux cacahuètes, qui poussent ici partout autour des maisons. Il y a aussi des ignames, du taro, des patates douces, et d’autres légumes qui nous sont inconnus, et dont on se demande bien comment ils se préparent, comment ils se mangent, et quel goût ils ont… Nous découvrons de nouveaux fruits : le mangoustan (manggi), de couleur pourpre à la pulpe blanche et à la saveur fine et délicate, un peu acidulée, fruit du mangoustanier, originaire de Malaisie (comme beaucoup de choses en Indonésie). Le snake fruit (sanak), à la peau écaillée comme celle des serpents, amer et que nous n’aimons guère. Et le jambu air, et le sirsak… Et encore le ramboutan, fruit rouge de l’arbre du même nom, couvert d’épines souples, au goût proche de celui du lychee.

J’en profite pour m’acheter une paire de tongues, très chic, pour 30 000 roupies (moins de 3 euros, 1 euro = 11 500 roupies), et j’hésite à acheter une machette, que les enfants me réclament depuis notre passage dans les îles du Pacifique, mais avec laquelle j’ai peur qu’ils se blessent en ouvrant les noix de coco à boire. Je réussis une nouvelle fois à tenir bon. Les étals de poissons, de poulets et de porcs sont impressionnants, mais davantage par la nuée de mouches noires qui les entourent que par le culte de la frigorie intransigeante et le respect intangible de la chaîne du froid… Autant dire que nous passons notre chemin. Nous préférons troquer de temps à autre, au mouillage, quelques poulpes fraîchement sortis de l’eau, avec un pêcheur de la baie. Vincent me propose de me confectionner du café au gingembre, alors j’achète 1 kg de café de Florès en poudre très fine, un arabica réputé. Jacinta, sa femme, me le restituera plus tard en y ayant ajouté la substance goûteuse.

Après avoir déambulé pendant 2 heures dans le pasar bondé, nous nous rendons à Mausembi, le village où habitent Vincent et sa famille. Habitations de bois simples, cuisine à part, puits d’eau douce dans la cour, petit grenier à riz surélevé, poulailler et enclos à cochons. Il nous présente sa femme, deux de ses trois enfants, et ses vieux parents. Son père est très diminué depuis qu’il est tombé du toit, il y a quelques années. Alors Vincent est revenu de Bali pour les accompagner jusqu’à la fin, et il a repris son travail de simple agriculteur sur la petite parcelle familiale, au village. Jacinta et sa belle-mère nous apportent du thé, et du café au gingembre. Vincent va cueillir des noix de coco à boire, et les ouvre de quelques coups de machette. Son frère, qui habite le village voisin, nous rejoint sur un appel téléphonique. Ici, pas d’ordinateur ni d’Internet, mais chaque famille a un téléphone portable. Le frère vit visiblement sur un standing plus élevé : il possède l’un des 3 ou 4 bémos (minibus) des environs. En version open (ouverte à tous les vents). D’ailleurs, nous allons affréter son véhicule pour nous rendre dans deux petits villages de la montagne, spécialisés l’un dans la fabrication de l’arak, l’autre dans celle du sucre, tous deux à partir d’une espèce particulière de palmiers. 

Dans les montagnes de Flores…

Nous prenons une piste qui s’enfonce d’abord dans les rizières, puis prend de la pente et devient difficile, tortueuse. Elle se faufile au milieu des massifs de bambous et des hévéas. Vincent me montre des arbres en bordure de la route. Teak wood ! Du teck ! Je découvre ces troncs de bois précieux dont, dans mon job précédent de constructeur naval, nous faisions un usage systématique (et très onéreux !) pour l’habillage des ponts des yachts de haut standing qu’il nous arrivait de construire. Devant les maisons de bois en bordure de la piste sèchent des graines : ce sont des fèves de cacao, et des grains de café.

Le bémo se hisse laborieusement, souvent en 1re, dans les collines. Nous parvenons au hameau le plus éloigné, seulement quelques familles, vivant dans des habitations traditionnelles toutes en bois, aux toits de palmes. Des hommes au faciès buriné nous regardent descendre du bémo avec surprise. Quand Vincent leur explique le but de notre visite – voir fabriquer l’arak –, leurs visages s’illuminent de plaisir, de fierté aussi. Ils nous amènent aussitôt à quelques dizaines de mètres de là, en lisière des habitations. Nous découvrons une installation de distillation rudimentaire, extrêmement primitive. L’arak, c’est l’alcool de palme, obtenu par distillation. Il y a aussi le vin de palme, appelé tuak, nettement moins fort. Et le vin de riz, dénommé brem. Le mot arak, quant à lui, désigne aussi bien l’alcool de palme que l’alcool de riz. Raison pour laquelle j’aurais tendance à croire que le mot générique "arak" est l’équivalent pour nous du mot "eau de vie". La gnôle, quoi. L’arak de palme utilise comme matière première le jus des fruits mâles d’une espèce particulière de palmier. L’alambic primitif est installé sous un petit abri ouvert qui comprend un foyer fonctionnant au bois et à la bourre de noix de coco, abondante dans la région. La colonne de chauffe est bricolée dans un tronçon de bambou de fort diamètre, mesurant environ 2 mètres de haut, installé à l’aplomb du foyer. Les vapeurs d’alcool rejoignent une autre section de bambou, d’environ 10 cm de diamètre, qui sert de condenseur atmosphérique, sans réfrigération par eau. Le tube part du sommet de la colonne de chauffe à 45° vers le bas. Les vapeurs condensées qui donnent l’arak sont récoltées dans un récipient en terre, à la sortie du bambou condenseur. Le liquide obtenu, qui doit titrer quelque 40°, est ensuite entreposé dans de petits bidons en plastique. Une installation vraiment rudimentaire, dont la rusticité me surprend un peu si on la compare à l’extrême habileté qu’ont développée les Indonésiens dans l’élaboration de leur artisanat local, extrêmement riche en savoir-faire. A côté de l’abri de l’alambic de fortune, un bambou pointe vers le ciel. En haut, une bougie. En bas, un petit récipient, en bambou lui aussi, contient un peu d’arak en offrande à je ne sais quel dieu.

Un homme me tend un petit verre végétal plein d’arak. Ça renifle l’alcool fort. Pas le choix, je me lance. Difficile d’émettre une appréciation. C’est de la gnôle, mais le goût n’est franchement pas terrible. Rude même. Barbara s’abstient, elle a de la chance. Je vais sans doute y laisser quelques neurones, bien que Vincent soutienne que l’arak élaboré dans ce hameau est connu dans la région pour ne pas faire mal à la tête. Ce qui équivaut à établir de fait, apparemment, sa qualité ! Je m’efforce d’apprécier au moins en apparence l’élixir local, et fait remplir l’une de nos gourdes avec le précieux liquide, en laissant 30 000 roupies à l’homme de l’art. Faute d’avoir trouvé du rhum à Florès, nous allons essayer de remplacer pour quelque temps le rite du ti-punch du soir à bord de Jangada, provisoirement abandonné faute de munitions, par ce qu’on appelle ici l’arak attack : cocktail détonant d’arak (pas trop…), de Sprite et de citron vert.

En redescendant vers la mer, nous nous arrêtons dans un deuxième hameau, où à l’évidence une cérémonie se prépare. Tout le village est rassemblé sur la petite place centrale de terre battue. Les femmes s’affairent à la cuisine installée en extérieur, d’où s’évadent des exhalaisons alléchantes. Un cochon tué depuis peu se fait consciencieusement découper en morceaux à proximité. L’arrivée de notre bémo se fait remarquer. Une jeune fille, revenue en vacances dans son village, vient nous parler en anglais. Elle travaille à Singapour comme cuisinière, et nous explique que le village se prépare à exhumer le corps d’un homme enterré depuis plusieurs années pour repositionner ses restes à un endroit plus valorisant pour lui, sur sa trajectoire pour rejoindre auprès des dieux la vie éternelle. Ici, l’animisme se mélange au christianisme. Nous évitons un périmètre qui nous est indiqué sur la place, mais pour le reste, l’accueil du village est charmant. On nous invite à déjeuner, on nous offre du thé. Ce hameau est spécialisé dans la fabrication du sucre de palme. Là encore, rien que de très rudimentaire. A partir des mêmes fruits de palmier riches en sucre qui sont utilisés pour la fabrication de l’arak, les villageois font bouillir pendant des heures, dans d’immenses bassines, le jus obtenu, jusqu’à évaporation presque totale des liquides. Ils obtiennent de la sorte une pâte de sucre brut qui, en refroidissant, est simplement mise en forme de bâtonnets dans des demi-sections de bambous d’environ 3 à 4 cm de diamètre intérieur, et d’une vingtaine de centimètres de longueur. C’est le sucre de palme, de couleur brun rougeâtre, pas mauvais à grignoter. Là encore, nous soutenons la production bio locale, et repartons avec 3 bâtonnets.

Cependant, par discrétion et respect, nous préférons nous éclipser avant le début des opérations d’exhumation, laissant ce petit village de montagne à ses rites funéraires.

 

 

Dans l’obscurité, nous remettons l’annexe à l’eau, sautons à bord, et, malgré des calculs savants, nous faisons submerger par une vague déferlante ! Démarrer le moteur, vite, et nous éloigner ! Nous quittons la plage, et rentrons à notre bord en contournant le récif dans l’obscurité. Trempés, mais heureux !

Si vous allez un jour à Maurole-Mausembi, sur l’île de Florès, allez saluer Vincent Ata Bala de notre part. Magie du voyage et des rencontres…

Allez, route à l’ouest sur la côte nord de Flores, sur la piste des… varans de Komodo !

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