Pacifique

Vanuatu, l'heureuse découverte...2ème partie

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Nous voulions absolument assister à un rite ancestral, une manifestation coutumière spectaculaire : le saut du N’gol. Le Néo-Zélandais Alan John Hackett n’a donc pas vraiment inventé le saut à l’élastique en 1987, il a seulement adapté et modernisé une pratique vue au Vanuatu, non loin de son île natale, et plus particulièrement à Pentecôte.

 

Deux ou trois choses que j’ai apprises sur le rite coutumier du saut du N’gol…

Le saut du N’gol est certainement le rite indigène le plus spectaculaire du Vanuatu. En français, on parle de plongeon terrestre, en anglais, de land diving. Ce rite initiatique a peut-être été pratiqué dans d’autres îles des anciennes Nouvelles-Hébrides, mais depuis des décennies, il n’a subsisté que dans le sud de l’île de Pentecôte. Et plus exactement dans trois villages de la côte sud-ouest de l’île, dont deux sont anglophones et un seul francophone. Le saut du N’gol, qui est lié dans la coutume à la récolte de l’igname – le légume le plus prisé dans ces îles – mais aussi à la qualité de la fibre végétale utilisée pour le saut, n’est pratiqué que pendant 2 mois de l’année environ, de mi-avril à mi-juin. Il a normalement lieu aussitôt après la récolte des premières ignames. Nous nous sommes renseignés lors de notre passage à Lamap (Port-Sandwich) sur l’île de Malekula. Le village francophone qui nous intéresse s’appellerait Saint-Joseph, et il serait situé dans l’une des baies les plus sud de la côte ouest de Pentecôte. Nous sommes à la bonne saison, et à bord de Jangada, nous décidons de localiser et de rallier ce village. Nous quittons la baie de Port-Sandwich et faisons route sur le nord de l’île d’Ambrym en traversant le panache de fumées éruptives de son puissant volcan, et jetons l’ancre quelques heures plus tard dans Homo Bay, au sud de Pentecôte. Mais, à terre, nous découvrons un village anglophone, et l’on nous indique que Saint-Joseph est plus au nord, à quelque 2 heures de marche par la piste côtière. Le lendemain, nous appareillons vers le nord et j’envoie Timothée et Marin, en annexe, pour enquêter le long du rivage auprès des pirogues de pêche et des indigènes, souvent des enfants, que l’on aperçoit sur la grève. Par VHF, ils me guident, et nous finissons par mouiller devant le village de Saint-Joseph, dans Wali Bay. Un village que l’on n’aperçoit pas du bord, car il est établi à quelques centaines de mètres à l’intérieur du rivage, en bordure d’une ravissante petite rivière. Nous sommes accueillis par Joachim, l’un des fils du chef du village, Alexandre, que nous allons saluer. Le chef, comme beaucoup d’anciens, parle un bon français, et nous apprécions de séjourner dans un village où pratiquement tout le monde, enfants compris, parle notre langue. Ici, les villageois sont tous catholiques. Ce village est très propre, et les animaux sont tenus à distance. La présence de la rivière à proximité et l’abondance de l’eau douce y sont sans doute pour beaucoup. Nous donnons quelques habits d’enfants, quelques livres pour Horatio, l’instituteur, que le chef distribuera. Nous recevons en échange des pamplemousses, des fruits de la passion, des avocats. Bientôt, chacun au village connaîtra notre prénom. Au mouillage, le matin, quand nous ne nous rendons pas assez vite à terre à cause de la séance de CNED des enfants, ceux du village, qui eux sont en vacances pour 2 semaines, se rassemblent sur la plage de galets et appellent sans cesse en chœur "Timothée ! Marin ! Adélie !". Avec un accent inimitable et tellement attachant… Chaque matin, vers 06h00, pendant que ma petite tribu à moi dort encore, un enfant m’attend sur la plage avec un pain frais confectionné pour nous par le chef. Nous sommes acceptés par la tribu, et Joachim, probablement chargé par son père de cette mission, nous fait savoir que, si nous le souhaitons, nous pouvons rester plusieurs semaines à proximité du village : nous sommes les bienvenus. Cela fait chaud au cœur. Il faudrait pouvoir rester plusieurs semaines, effectivement, pour mieux partager, un temps, la vie simple mais heureuse, et généreuse, de ce petit village de Pentecôte. Hélas, malgré quelques progrès depuis notre départ, il faut bien reconnaître que nous voyageons encore comme des étoiles filantes… Plus j’avance en âge, plus je me dis que la vraie liberté consiste à posséder le temps. Les possessions matérielles, à côté, sont insignifiantes.

 

Nous avons aperçu la tour de saut, à l’écart du village, sur les premières pentes de la montagne, en lisière de la jungle. Mais le saut du N’gol est un rite coutumier entouré de tabous, et nous n’avons pas, par respect, tenté d’aller la voir de plus près. C’eût été une erreur. Nous n’en parlons pas trop, mais nous sommes très curieux d’assister à cet incroyable spectacle. Le matin du jour J, j’amène en cadeau notre réchaud à gaz utilisé en Nouvelle-Zélande lors de notre périple en Land Rover dans l’île Sud. Il nous servait jusque-là à faire griller nos tartines de pain le matin, à bord. Je l’offre à Rogatien, le responsable du saut du N’gol au village, et lui montre comment s’en servir. Il me confirme qu’il pense pouvoir faire recharger la bouteille à Luganville, sur l’île d’Espiritu Santo. Le deal lui va. J’ai toujours préféré le troc à l’argent, qui, qu’on le veuille ou non, salit tout. Bientôt, on nous demande de nous aligner près de la case du chef. Des jeunes filles nous passent un collier de fleurs d’hibiscus. Rogatien nous offre à chacun une noix de coco à boire, dont je me régale. Les villageois se dirigent vers le site du saut, nous les suivons. Les femmes, comme souvent ici au Vanuatu, sont en retrait. Le saut, bien que la légende semble indiquer qu’il ait été inventé par une femme, est en tout cas devenu, depuis, une histoire d’hommes ! La légende la plus fréquente raconte qu’un homme du sud de Pentecôte maltraitait sa femme, en la séquestrant, principalement. Elle tenta de s’enfuir plusieurs fois de sa case. Mais, à chaque fois, son mari la rattrapait. Lors de sa dernière escapade, elle grimpa en haut d’un cocotier, ou d’un banian, on ne sait plus très bien. La voyant au faîte de l’arbre, l’homme commença d’y grimper, pour la rattraper. Mais on ignore s’il se lança dans cette entreprise de son plein gré, ou s’il fut défié par son épouse… Celle-ci, sans que son mari s’en rende compte, s’était attaché des lianes aux chevilles, et quand il fut sur le point de la rejoindre, elle sauta dans le vide. Là encore, il existe une variante selon laquelle la femme invite l’homme à sauter après elle si vraiment il la désire, comme quoi l’amour, enfin bref… ! Constatant que sa femme avait sauté sans se faire mal, mais sans comprendre pourquoi (!), l’homme sauta à son tour, mais se tua… Toujours est-il que les hommes décidèrent de reprendre en main cette prouesse féminine, pour indiquer à leurs épouses qu’ils ne seraient plus jamais dupes, et je suis poli, et ils décidèrent de la perfectionner : c’est ainsi que le saut du N’gol devint, dans le sud de l’île de Pentecôte, un rite coutumier aussi spectaculaire qu’initiatique marquant le passage courageux des garçons à l’âge adulte.

Mais, si le N’gol est bien l’ancêtre du saut à l’élastique, tenté pour la première fois en 1979 par les Anglais du Dangerous Sports Club de Bristol sur le pont de Clifton Bridge, et mis au point ensuite en Nouvelle-Zélande, un élément fondamental différencie les deux types de saut, outre de nombreux aspects liés à la sécurité : les lianes naturelles attachées aux chevilles des sauteurs de Pentecôte n’ont elles-mêmes qu’une très faible élasticité !!! La chute du sauteur est (brutalement) freinée au ras du sol par la rupture de la plate-forme de saut lors de la tension brutale des lianes, ainsi que par la flexion de la tour. Dans la coutume, le saut n’a lieu que si la récolte d’ignames est bonne, car, dans la culture des villageois, il existe un lien entre la qualité des ignames et la souplesse et la solidité des lianes utilisées pour le saut. Mais, contradictoirement, les villageois pensent aussi que, même si les conditions de pluie et d’ensoleillement n’ont pas été idéales lors des derniers mois, le saut favorisera la récolte d’ignames… Le saut procure aussi aux jeunes gens du village l’occasion de parader devant les jeunes femmes, de montrer leur courage, et le cas échéant de rendre publics leurs éventuels différends avec certains membres de la communauté villageoise. Le rite du saut est ainsi très présent à l’esprit de tous les villageois, tout au long de l’année, et il n’est pas rare de voir les enfants construire de petites plates-formes de saut près de la plage, en contrebas du village, où ils s’amusent à prendre les postures des vrais sauteurs du village. L’emplacement de la tour doit répondre à 2 critères principaux : présenter une pente suffisamment raide au niveau de la zone d’atterrissage des sauteurs, mais en même temps offrir une zone suffisamment plate à proximité immédiate de la tour pour permettre les danses et les chants qui accompagnent le saut. La tour elle-même, construite entièrement avec des rondins de bois ligaturés avec des fibres végétales, est érigée autour d’un arbre-support (koro) dont les branches ont été coupées. Un cocotier, ou un banian. La tour, qui mesure environ 50 pieds (15 mètres) à Rangusuksu, est haubanée par des lianes aux arbres environnants. Elle ne sert qu’une seule saison. Des écorces de bananiers entourent les pieds de la tour, pour amortir le choc de rappel d’un sauteur qui aurait raté son saut et qui viendrait les percuter. L’ensemble de la tour est construit au moyen de machettes et de couteaux dont les Ni-Vans font un usage permanent. La zone d’atterrissage des sauteurs se situe dans la pente en abord de la tour, une pente dont l’inclinaison est choisie et si besoin retravaillée. Sa surface de terre est rendue meuble sur une profondeur de 30 cm environ pour amortir les chocs, et cette opération se répète après chaque saut. A proximité de la tour, mais à l’opposé de la zone d’atterrissage des sauteurs, est aménagée une aire de danse, plutôt horizontale, elle. C’est là que se tiennent les hommes du village, les anciens, dont le chef, au premier rang, les hommes plus jeunes ensuite. Tous essentiellement habillés d’un… étui pénien. Les anciens portent des armes symboliques et cérémonielles en bois. Les jeunes garçons du village sont présents, dans la même tenue. Le rite du saut est accompagné de chants et de danses. A Saint-Joseph, c’est le chef du village qui menait les chants, dont l’intensité vocale varie en fonction de l’état de préparation du sauteur sur la tour, pour connaître un paroxysme dans les instants qui précèdent le saut. Les chants sont émaillés de cris qui répondent à ceux émis en haut de la tour par le sauteur. La tour est équipée de plusieurs petites plates-formes de saut en bois, confectionnées à terre et fixées ensuite à la tour, à différents niveaux. La première, utilisée par les jeunes garçons, se situe à environ 5 mètres de hauteur. Les suivantes sont positionnées tous les 3 mètres à peu près. La plate-forme la plus élevée, réservée à l’élite des sauteurs, est fixée tout en haut de la tour. A environ 15 mètres au-dessus du sol. Avec le dénivelé de la zone d’atterrissage, 2 à 3 mètres, c’est donc un saut d’au moins 18 à 19 mètres (soit 6 étages) que la tête du sauteur effectuera, puisqu’il plonge vers le sol tête en avant ! Les lianes réservées aux sauts sont choisies dans la forêt, coupées puis roulées pour être emmenées, préparées puis fixées à la tour. Leur diamètre est proportionnel au poids du sauteur et à la hauteur du saut. La longueur utile des lianes est soigneusement calculée pour que la tête du sauteur effleure le sol en fin de saut !!! Il faut reconnaître que c’est un rite hallucinant ! Les extrémités des lianes qui seront attachées aux chevilles des sauteurs sont partagées au couteau en fins rubans végétaux qui doivent rester souples et humides. Ils sont enrobés pour ce faire dans des feuilles de sega, enlevées juste avant le saut. Ce sont 3 jeunes garçons, d’environ 6 à 7 ans, qui commencent à sauter en premier. Inutile de vous dire qu’avec notre conception des choses à nous, Occidentaux, le simple fait de voir ces jeunes enfants à qui deux hommes attachaient les lianes aux pieds et qui s’apprêtaient à sauter dans le vide vers le sol la tête la première me donna d’abord l’envie de repartir immédiatement en courant… Sur les 3 jeunes sauteurs, 2 renoncèrent finalement devant l’épreuve, malgré les chants et les cris d’encouragement des aînés. Ils ne furent pas vilipendés par les anciens, mais je constatai, au coup de machette un peu rageur qui trancha les lianes nouées à leurs pieds, que ce renoncement avait quelque peu énervé les deux hommes qui venaient de passer quelque dix minutes à chaque fois à attacher avec soin les lianes autour de leurs chevilles. Ils devront progressivement maîtriser la peur de se jeter vers le sol, tête en avant…

Le troisième sauta courageusement, mais sa poussée des pieds ne fut pas assez forte, et il s’aplatit sur le sol trop près des pieds de la tour, les lianes s’étant insuffisamment tendues. Il se releva tout aussi courageusement, aidé par les deux hommes présents autour de la zone d’atterrissage, sans trop de dégâts, mais il s’était bel et bien "gaufré" dans la terre meuble, tête la première. Pas terrible à voir. Je commençai à m’inquiéter… Les sauts aux étages supérieurs furent logiquement plus réussis, mais c’est celui de Joseph, 18 ans, l’un des meilleurs sauteurs du village, qui couronna le rite avec une classe incroyable. Joseph, tout en muscles, que j’ai interrogé après son saut, maîtrise parfaitement son art, et il aime sauter. Il dit ne pas avoir d’appréhension avant le saut, et pourtant, il est resté au moins 10 minutes sur la plate-forme la plus élevée, tout là-haut, lianes nouées aux chevilles, dans des postures naturellement esthétiques. Tantôt en relation vocale avec le groupe des danseurs/chanteurs. Tantôt dans une forme de méditation incantatoire tournée vers le ciel. Joseph nous a offert un spectacle à couper le souffle. Juste avant le saut, le chant et la danse sont montés en puissance, et Joseph s’est élancé dans le vide au paroxysme de la parade. Un saut impeccable, parfait, dont l’issue est d’une brutalité inouïe. Au ras du sol, les lianes se tendent (l’une est ajustée quelques petits centimètres plus longue que l’autre, pour favoriser l’amortissement) en fouettant l’air, le rappel du sauteur vers le pied de la tour est d’une violence extrême, à se demander comment les articulations, tendons, ligaments et autres vertèbres tiennent le coup. Le coup de frein, l’arrêt plutôt, est violent. Le sauteur touche ensuite le sol de tout son long lors de son rappel vers la tour, compte tenu de la forte pente. Mais la qualité du saut, outre la perfection du geste et celle de la trajectoire, se juge à la faible distance, quelques centimètres, à laquelle la tête du sauteur vient effleurer le sol avant le rappel des lianes. Lors de la tension brutale des fibres végétales, le support en bois de triangulation qui soutient la plate-forme de saut casse (son haubanage de sustentation vers le haut est quant à lui coupé d’un coup de machette dès que les pieds du sauteur ont quitté la plate-forme), ce qui provoque un premier amortissement, puis c’est le sommet de la tour qui fléchit imperceptiblement sous l’effort. En quelque sorte, un peu de souplesse dans un monde de brutes ! 

 

Cap vers les Louisiades, à travers la mer de Corail…

Mouillage de Luganville, île d’Espiritu Santo. Nous quittons bientôt le Vanuatu pour reprendre notre route vers l’ouest. Vivant avec peu, et rien de superflu, les villageois du Vanuatu semblent avoir trouvé dans leurs îles volcaniques et verdoyantes un bonheur simple au milieu d’une nature omniprésente, dense mais généreuse. Fruits et légumes dans les jardins, bétail domestique ou cochons sauvages, eau douce à volonté, vie familiale et villageoise, respect de l’autorité et rites coutumiers, la vie traditionnelle au Vanuatu nous a séduits. Au marché, nous achetons taros, épinards, citrons verts, papayes, bananes, ananas, fruits de la passion… en prévision de la traversée vers les îles avancées de Papouasie Nouvelle-Guinée et de notre séjour là-bas, loin de tout. Pendant ce temps, à bord, c’est la dernière séance de CNED de l’année scolaire pour Marin et Adélie. Signal infaillible de vacances prochaines, il m’a semblé que, depuis quelques jours, la maîtresse montrait quelque affaiblissement dans sa motivation. Que, il faut être honnête, je n’ai surtout rien fait pour relancer. Je suis tellement heureux lorsque je peux disposer de mes enfants toute la journée, dans un cadre grandiose inventé par la nature ! En route pour la mer de Corail ! Cap au 286, vers l’archipel des Louisiades, et le lagon de Tagula Island, à 850 milles. Ça sent l’aventure à plein nez, ce coin-là, j’adore !

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