Pacifique

Louisiades, l'archipel du bout du monde… (2e partie) Mauvais coup…

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Triste réalité…

Un peu plus à l’ouest, j’ai repéré sur la carte de l’île de Pana Wina une baie au fond de laquelle un marigot coule en séparant l’île en deux. Je me dis que c’est forcément un endroit prisé des salties (crocodiles de mer), or nous aimerions bien en voir un dans son milieu naturel. Sans pour autant nous faire bouffer, si possible ! Nous mouillons dans la baie, où l’on aperçoit les cases d’une famille papoue qui vit là, de façon complètement isolée. Une pirogue à voile, deux petites pirogues à pagaies, trois cases. Je me rends à terre avec le kayak du bord pour les saluer. L’homme vit à cet endroit avec sa femme, malade. Une de leurs filles vient régulièrement du village voisin passer quelques heures chaque jour avec eux pour les aider. Elle passe par la grève, à marée basse, plusieurs heures de marche… Nous verrons très peu de personnes âgées aux Louisiades : à l’évidence, l’espérance de vie y est courte, non pas tellement je pense du fait du mode de vie, mais plus probablement de l’absence totale de soins appliqués depuis la naissance. L’homme me confirme qu’il y a des crocodiles dans le marigot, mais qu’y accéder est très difficile, et qu’en général ils préfèrent sortir en pleine eau la nuit, quand la mer est calme dans la baie. Nous tenterons prudemment une battue familiale de jour sur une rive, nos bâtons à la main, prêts à détaler, mais les salties de Pana Wina resteront cachés dans la mangrove.

 La collecte des ailerons de requins, rare monnaie d’échange pour les villageois, mais pratique regrettable encouragée par la consommation asiatique…

Escale insolite dans un archipel oublié…

Nous longeons Gigila Island, passons devant de petits villages côtiers, et jetons l’ancre dans Robinson Harbour, tout près de la petite île de Talfaur, reliée à Gigila par un isthme de sable recouvert à marée haute. Nous serons particulièrement bien accueillis à Talfaur, grâce à la famille de Ronnie, qui est aussi celle du chef du village. Ronnie, la trentaine, est d’un commerce agréable, intelligent, parlant bien l’anglais, il s’intéresse à tout. Il nous raconte comment il a été chercher sa jeune femme sur la grande île proche de Misima, et comment il a été obligé de travailler plusieurs mois pour le compte de son beau-père, avant de pouvoir revenir dans son petit village de Talfaur, dans le lagon, avec sa belle dans les bras… Ronnie nous emmène dans les jardins cultivés, de l’autre côté de l’isthme. Il envoie un gamin en haut d’un cocotier pour nous offrir des noix de coco à boire, pleines de fraîcheur. Au retour, nous montons voir la petite source qui donne de l’eau aux villageois. Ronnie se sépare rarement de son fils de 3 ans, qui l’accompagne à peu près partout.

La case du chef du village, à Talfaur

Dans sa case, le chef me montre une installation électrique basique donnée par une association de bienfaisance australienne. Un équipement que nous retrouverons aussi dans d’autres villages : un panneau solaire, un régulateur, une batterie, un néon. Les villages des Louisiades sont bien sûr noyés dans l’obscurité dès que la nuit tombe, vers 18h00. Pas de groupe électrogène, encore moins de réseau ! Le feu couve dans les foyers, entretenu, et il est attisé avant chaque repas. Lorsque c’est nécessaire, les Papous frottent des morceaux de bois sec pour obtenir une flamme. Ronnie me montre le néon, en panne. Le manque de réalisme technique et logistique de certaines ONG caritatives m’étonnera toujours. Fournir la lumière à une case papoue des Louisiades, cela relève en principe d’une bonne idée, certes. Encore que je ne sois pas totalement certain que ce soit une bonne idée, même si l’intention de départ est bonne. Le débat est en effet plus compliqué qu’il n’en a l’air. Ce serait un bon sujet de philosophie au baccalauréat. Mais la fournir avec un seul tube néon merdique, et aucune pièce de rechange, ça, c’est certainement une erreur grossière… J’observe le panneau, le régulateur, la batterie : du matériel de qualité. Mais le seul tube néon fourni est une saloperie à 3 sous…. Quand le tube néon est mort, plus rien ne marche, panneau et batterie high-tech sont désespérément inutiles. J’y vois l’occasion de faire un exercice formateur pour mes enfants, en même temps que de rendre un petit service au village. J’explique à mes enfants le manque de logique technique associé au geste de cette association caritative, bien intentionnée mais peu pragmatique, qui dépose un matin en vrac sur la plage d’un petit village perdu des Louisiades du matériel dont l’usage est inconnu des insulaires, sans veiller à l’installer correctement elle-même, et sans en donner le mode d’emploi adéquat. Et sans laisser la moindre pièce de rechange. La pérennité de la transmission technologique doit être un objectif principal, selon moi. De notre bord, avec les garçons, je ramène notre caisse à outils, mon multimètre, des cosses électriques. Nous entreprenons de faire dans la case de Ronnie un montage fixe, qui doit pouvoir durer. J’en explique les raisons au chef du village, que je vois manipuler sans ménagement le panneau solaire resté mobile, avec son câble volant… Seul problème : le panneau et la batterie sont en 12 volts, et l’installation de Jangada est en 24 volts. Je n’ai donc pas grand-chose qui convient. En fouillant dans mes propres pièces de rechange, je trouve néanmoins une ampoule 12 volts de rechange pour la petite lampe de cockpit confectionnée dans le delta du Saloum au Sénégal, à partir d’une calebasse et d’une douille de phare de voiture récupérée dans une casse africaine. Je n’ai pas d’autre douille pour recevoir l’ampoule, alors j’explique à Ronnie que je vais souder les fils à l’étain directement sur le culot. A bord, Adélie, qui aime l’odeur de l’étain en fusion, m’aide à effectuer le travail. J’adore bricoler avec mes enfants, je peux leur apprendre des trucs qui leur seront utiles tout au long de leur vie !

Que peut bien penser cette petite fille des Louisiades, au contact des occupants d’un voilier de voyage venu de l’autre bout du monde ?

Le lendemain matin, expédition technique d’envergure de l’équipage de Jangada à terre ! Tous les enfants du village sont là à regarder, des hommes aussi, et quelques femmes, en retrait. J’ai l’impression de porter sur mes épaules toute la technologie occidentale ! Je demande à Ronnie où il veut mettre la petite ampoule dans sa case. Puis, avec Timothée et Marin, nous hissons la batterie sous la charpente du toit, et nous l’amarrons solidement avec un cordage amené du bord. Nous passons proprement le câble du panneau solaire dans les palmes du toit et la charpente, puis celui qui conduit le courant à la petite ampoule. Des colliers en plastique assurent le tout. Me voilà prof de techno en brousse ! Je monte proprement un interrupteur, contrôle notre travail, optimise l’ensemble, puis, satisfait, actionne le bouton. L’ampoule s’illumine, tout le monde s’esclaffe, tout le monde est content ! L’installation va durer, parce qu’elle est fixe, et que la seule manipulation des villageois va consister à actionner l’interrupteur. J’explique à Ronnie la fonction de chaque élément du système, les consignes qui vont avec, et je lui dis que la première chose qui lâchera sera la petite ampoule. Il doit en trouver une autre dès qu’il le pourra sur un voilier de passage. C’est indispensable pour pérenniser le système. Ronnie a bien compris.

Le bonheur simple des enfants de l’archipel des Louisiades…

Le chef du village m’a aussi montré sa pirogue tirée sur le sable. Le bordé est pourri sur quelques dizaines de centimètres carrés au ras de la quille, l’embarcation prend l’eau. Nous regardons de près, rien de grave, et je propose à Ronnie de poser une doublante de contreplaqué vissée et collée au Sika. J’apporte la visserie inox nécessaire, lui donne un tournevis cruciforme et une cartouche de silicone, mais Ronnie préférera, devant un matériel aussi rare et précieux, prendre le temps d’aller couper dans la forêt un morceau de bois d’une qualité adaptée à une réparation durable, plutôt que d’utiliser mon morceau de CP, qui ne l’inspire pas. A l’heure qu’il est, nul doute que la pirogue de Ronnie a repris la mer depuis longtemps dans le lagon des Louisiades, et cela me fait simplement plaisir. Je songe aussi parfois à la petite ampoule 12 volts qui doit être la seule, dans le village de Talfaur Island, à briller quand la nuit tombe… Pour combien de temps ?

Pendant ce temps, le troc bat son plein à Robinson Harbour. Si un jour vous allez aux Louisiades, souvenez-vous de ne pas y venir les mains vides. Le troc, c’est un commerce équitable tellement plaisant ! C’est aussi une occasion de rêve d’alléger son bateau, et par la même occasion de faire du rangement ! En échange de patates douces, d’ignames, de taros, de haricots, de bananes, de citrons verts, de cocos, d’oranges, et même de langoustes, nous donnons, mais toujours de façon ciblée, parcimonieuse et nous semble-t-il équitable, stylos, cahiers, livres d’école, fringues, sucre, riz, lessive, savons. Pour les hommes, le must, ce sont les hameçons, un masque, un tuba, du cordage. C’est le moment de vider le bateau de tout ce qui n’y est pas indispensable ! Nous resterons plusieurs jours mouillés devant le village de Talfaur, irons pêcher la langouste autour de l’îlot Einamu, partagerons les poissons fléchés, laisserons les enfants du village jouer avec nos cerfs-volants, héritage du naufrage de La Tortue sur l’îlot de Kelefesia, aux Ha’apai. Nous essaierons même d’aller avec Ronnie sur l’île voisine de Pana Krusima, où il a passé sa jeunesse. Ronnie veut nous montrer des salties, qui vivent dans le lagon de cette petite île. Mais nous ne les verrons pas, les salties resteront planqués à l’ombre de la mangrove.

Fixation par ligatures du balancier d’une pirogue des Louisiades. Une technique que ne renierait pas James Wharram !

Le dernier soir, pour notre départ, Ronnie a fait capturer et tuer pas son jeune frère un petit cochon noir. Les hommes l’ont fait rôtir au feu, les femmes ont préparé les plats de légumes, ignames, taros, et patates douces. Nous sommes invités à dîner tous les cinq dans la case de Ronnie. Pour nous, les villageois ont sorti leurs plus beaux plats, et même des couverts sans doute récupérés sur un bateau de passage. Nous sommes assis sur des nattes, les femmes de la famille de Ronnie ont mis leurs plus beaux vêtements, tout le monde est souriant. Au plafond, la petite ampoule brille de son éclat nu. Sous le plancher de la case, entre les pilotis, une bande de cochons profite bruyamment des rais de lumière qui filtrent entre les bambous. A moins qu’ils ne soient là pour honorer la mémoire de leur congénère récemment découpé en appétissants morceaux…

Heureux partage humain au bout du monde !

Aux Louisiades, les pères sont très impliqués dans l’éducation de leurs fils, qu’ils gardent le plus souvent auprès d’eux…  

Panasia Island, un lagon dans le lagon…

Le lendemain matin à l’aube, Jangada file vers l’ouest, vers Pana Numara, puis un mouillage insolite entre Bobo Eina et Gilia Islands, et encore Bagaman Island, aux deux grandes baies bien protégées. Notre dernière escale dans le grand lagon des Louisiades aura pour décor grandiose le petit lagon turquoise de Panasia Island. Un lagon dans le lagon (je n’avais jamais vu cette configuration dans le Pacifique auparavant), avec sa propre passe qui exige de monter dans les barres de flèche pour la localiser avec précision. Nous nous faufilons entre les patates de corail, et gagnons un mouillage sûr au pied d’une falaise rocheuse qui tombe abruptement dans l’eau claire. Pas de case de ce côté-ci de Panasia, seulement deux jardins de bananiers et de papayers cultivés par une famille qui habite sur l’autre versant, et qui s’y rend en pirogue. Les garçons pêchent dans le lagon, les filles font des longueurs au bord d’une petite plage de sable étincelant. Nous allons visiter le motu désert de Nasakoli en annexe, d’où Barbara et moi ramenons de jolies fleurs de frangipaniers merveilleusement odorantes.

Nous sommes à la fin de notre séjour dans l’archipel, et, depuis 48 heures, je prends les cartes météo du trajet que nous devons parcourir pour rallier Port-Moresby, où Timothée doit reprendre l’avion pour la France. Notre départ est fixé au 20 juin au matin.

Adieu, bienheureux archipel du bout du monde…

Dans la case de Ronnie, à Talfaur, l’équipage de Jangada a refait fonctionner la seule ampoule électrique du village, alimentée par panneau solaire et batterie, en 12 volts…

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