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Jazz et catamaran : cocktail gagnant ! (1/3)

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Le Punch 12,50 Honky Tonk

« Pourquoi Honky Tonk ? C'est le nom que l'on donnait aux pianos-bars des années 1930. C'est ici que certains styles de musiques ont pris racine et se sont ramifiés, comme la country, le rock'n roll, le boogie-woogie ou le ragtime. Les honky tonks étaient des lieux de divertissement en général : musique, danse, mais aussi prostitution et alcool. La vie nocturne et arrosée n'aidant pas à la délicatesse, les pianos des honky tonks finissaient souvent désaccordés ou avec des touches en moins. On parle aujourd'hui du honky tonk piano comme d'un certain style de sonorités au clavier. Si le catamaran s'appelle ainsi, c'est pour ce point commun qu'il partage avec ces vieux bars : c'est un endroit où l'on se rencontre, et où la musique a une grande place. C'est là où ça se passe, en quelque sorte…

Avant, le catamaran s'appelait Ti Jon, qui signifie Petit jaune en créole. Il faisait partie de la flottille des quatre Punch de l'UCPA de Martinique, qui tous étaient baptisés par leur couleur (Ti bleu, Ti jon, etc.). » 

 

DESCRIPTIF TECHNIQUE

Chantier : Multicap Caraïbes

Architectes : Mortain Mavrikios

Longueur : 12,00 m

Largeur : 6,40 m

Surface de grand-voile : 53 m2

Génois : 33 m2

Spi : 110 m2

Motorisation : 2 x 21 CV

Matériau : CP époxy


 

Cookie : une annexe pour rester au sec !

 

Inspiré par la construction en contreplaqué-époxy de Honky Tonk, Bots a décidé de construire une annexe en prenant le fond d’un semi-rigide et en créant le reste. Entre deux averses tropicales de Guadeloupe, la strat’ a trouvé le temps de sécher. En deux semaines, l’annexe baptisée Cookie est opérationnelle. Assortie au bateau, elle permet aux musiciens d’aller à terre avec les instruments, plus au sec qu’avec l’annexe gonflable.


 

Tous fous de jazz New Orleans

Le capitaine étant lui-même un trompettiste et tubiste fou de jazz New Orleans, c’est au rythme de cette musique ancienne et colorée que les tournées se créent. Les musiciens embarqués font donc tous partie de cette grande famille qu’est celle du old jazz des années 1920-1930. C’est cette passion en commun qui leur permet de jouer ensemble très rapidement et d’assurer des concerts sans même se connaître encore. Les musiciens ont un répertoire en commun, malgré leurs nationalités différentes et les 100 ans qui ont passé depuis la création de cette musique américaine.

La majorité des artistes embarquent sur Honky Tonk sans connaître la voile ou le milieu maritime en général. C’est le rêve de prendre le large et de partir à l’aventure qui leur donne l’envie de rejoindre le catamaran-scène. C’est ensuite à nous, navigateurs, d’être bons pédagogues afin de transmettre les bases de la voile aux artistes.

 

Un groupe de musique itinérant à la voile

A la coordination de ce projet : Bots et moi, navigateurs et artistes nous-mêmes. Bots est musicien, vous l’aurez compris. Grand voyageur, il a d’abord passé quatre ans à vélo à travers l’Europe et l’Asie. C’est là qu’il a appris la musique et le spectacle de rue, notamment en collaborant avec le Cyclown Circus. L’envie de se déplacer à la voile s’est ensuite imposée, et c’est sans aucune notion de la navigation que Bots a rêvé d’un voilier. Avant d’être propriétaire de ce Punch 12,50, il a vécu dans un monocoque en polyester de 11 mètres qu’il a mené entre la Grèce et les Canaries, en passant par les Açores et la Belgique. Après avoir passé six ans entre concerts et prises de ris, il décide d’aller plus loin en lançant le projet Honky Tonk Sail, imaginant un équipage plus conséquent. C’est à ce moment qu’il découvre le monde du multicoque. L’espace et le confort du catamaran ouvre de nouvelles possibilités pour un groupe de musique itinérant à la voile.

Pour ma part, je suis illustratrice et peintre. Avant d’embarquer sur Honky Tonk, j’ai participé et organisé plusieurs projets artistico-maritimes : l’Armada 2013, qui rassemblait douze voiliers et soixante-dix artistes pour une tournée de deux mois et demi entre la Corse et la Sardaigne ; puis Festina Lente 2016, où trente artistes et marins se sont lancés dans un an et demi de tournée entre la Méditerranée et l’Atlantique nord. Le virus du nomadisme nautique est donc officiellement installé chez notre couple en soif de liberté.

Le catamaran accueille par conséquent dans sa coque bâbord mon espace atelier – je travaille essentiellement sur des petits formats (voilier oblige) à l’aquarelle et à l’encre de Chine.

Qu’il serve d’atelier ou de scène, Honky Tonk est un catamaran qui propose un autre mode de vie et de transport aux artistes, et une autre image du nautisme aux marins.

 

Du vieux jazz aux Antilles

Les Antilles et le vieux jazz pourraient partager une conversation et aborderaient sans doute les mêmes sujets – et plus particulièrement l’histoire des hommes noirs dominés par des hommes blancs. Ces îles, filles de la colonisation puis de l’esclavage, représentent encore aujourd’hui le territoire européen de l’autre côté de l’océan. Ce contexte ne pouvait qu’aider les jazzmen à interpréter leurs blues, leurs rags ou leurs stomps avec les tripes. Quentin Bardinet, un des marins musiciens de l’équipage – et pas des moindre puisqu’il est resté neuf mois à bord – était déjà venu aux Antilles en voilier. Un rendez-vous était pour lui incontournable : la musique biguine, traditionnelle des Antilles. C’est aussi dans les années 1920 que ce style se développe en Martinique et en Guadeloupe. Les quelques mois passés aux Caraïbes furent donc nourris par de nouvelles mélodies insulaires.

Un mois après avoir aménagé à bord, un groupe de musiciens embarque donc au départ de la Guadeloupe. Un des défis pour Bots est de créer un équilibre dans la formation musicale. Quel concert Honky Tonk donnerait avec quatre contrebassistes ? Chaque ensemble doit présenter une section rythmique et une section mélodique équilibrée. Pour cet hiver-là, ça sera Russel au trombone (USA), Laurin à la clarinette (Allemagne), Léonie à la voix et à la washboard (Angleterre), Quentin au banjo (France), Tom au saxophone (Belgique), Bara aux claquettes (République tchèque) et Bots au tuba (Belgique). A l’équipe s’ajoutent Coline, notre camérawoman, et moi, chargée de communication. Seuls Quentin, Coline, Bots et moi Soizic sommes navigateurs. Les autres découvrent la magie du plancton phosphorescent ou du lever de lune sur les trampolines, le stress de la manœuvre par gros vent, la joie d’être suivi des dauphins ou la nausée du mal de mer.

 

Un hiver au mouillage

Notre hiver se passe au mouillage. Honky Tonk ne va au port que pour le plein d’eau. Les concerts se passent dans la rue ou dans les bars de la plage. Les trajets se font en annexe, à la rame pour les novices et avec le hors-bord pour les fiers néo-dinghy-capitaines. La période de Noël et du Nouvel An est favorable à la musique, mais le jazz-band est aussi invité pour donner le rythme à des mariages, des apéros ou des marchés. Le groupe s’invite beaucoup lui-même aussi, sur les quais ou les places des villages, aux embarcadères ou aux terrasses des paillotes. Globalement, la musique est un liant entre les locaux et les musiciens, qui se font rapidement repérer et inviter.

Quentin, qui connaît déjà certaines îles, se charge entre autres de la partie diffusion. Il a déjà joué ici, et partage son précieux carnet d’adresses avec Honky Tonk.

Ça joue. Pour une pizza, pour de l’argent ou pour une bouteille de rhum, ça joue encore et encore. Et une chose paraît de plus en plus évidente : ça sonne bien ! Les concerts s’enchaînent, ainsi que les rencontres.

 

Le défi de la vie collective

Chacun donne de son meilleur musicalement, artistiquement, et bien sûr humainement – car chacun sait quel défi représente cette vie collective. Quelques discussions permettent de prendre la « météo » de chacun : Comment ça va ? Et toi ? C’est dur, c’est grand, c’est une épreuve, c’est magique, c’est unique. C’est quelque chose en tout cas, et chacun vient l’exprimer à sa manière, en musique ou en peinture. Quentin travaille son banjo dans sa cabine avant, pendant que je dessine les pluies chaudes sur les cocotiers à l’encre de Chine.

Ce début de projet est une phase test. Est-ce que les musiciens se déplaceront pour jouer dans ces conditions ? Sans salaire, en amateur, par goût de l’aventure ? Est-ce que le public antillais sera preneur de ce type de musique ? Est-ce que le catamaran est en bon état ? Est-ce que la cohabitation de dix artistes en promiscuité maximum pendant deux mois est gérable à bord sans qu’il y ait trop de tensions ?

Oui, oui, oui et encore oui. La première phase est encourageante : le catamaran démarre une aventure prometteuse.

 

Disqueuse et ponceuse sont toujours à portée de main…

Cette première partie du voyage n’échappe pas à l’époxy et à la peinture bi-composante. Que serait un grand départ s’il n’y avait pas des réparations à faire ? Restauration du trampoline, changement du gréement dormant, révision de l’accastillage, réparation de certaines parties du pont – imprégnées d’eau – et du rail d’écoute, construction d’une nouvelle annexe, changement du système de ventilation des moteurs, achat d’une nouvelle grand-voile après l’avoir déchirée… Sika, résine epoxy, fibre de verre, disqueuse et ponceuse sont toujours à portée de main. Bots pensait qu’en achetant un bateau plus récent (son monocoque était de 1978 et Honky Tonk date de 2003) il aurait moins à sortir sa caisse à outils. Ce n’est pas vraiment le cas, même si Honky Tonk fête cette année ses 15 ans seulement. C’est tout juste le moment pour que le temps passé sur l’eau se fasse sentir dans le bois, la strat’, l’accastillage… sans oublier les moteurs.

 

Apprentissage de la voile en multicoque

Le capitaine se familiarise avec la navigation en catamaran. Personne à bord n’a jamais réglé les voiles d’un multicoque. C’est toute une expérimentation qui commence : débat à bord avec les équipiers, comparaison et observation des voisins en multi, analyse de la dynamique des fluides dans le nouveau creux de la GV, décorticage de la logique des prises de ris – eh non, il n’y a plus de liston dans l’eau – et découverte de l’anémomètre que personne n’avait jamais utilisé avant. L’équipage s’avère être intéressé et volontaire pour l’apprentissage de la voile. Les conditions sont idéales : 15 nœuds de vent d’est-sud-est régulier et tiède. Parfait pour apprendre en douceur à manœuvrer et à lire le ciel. Des petits grains passent régulièrement, ce qui invite les équipiers à s’investir dans les prises de ris et dans la veille. La mer est tranquille, mais chacun réalise vite qu’il est important d’être alerte, de surveiller comme le lait sur le feu son cap et les nuages. Ce cadre idyllique est immortalisé par Coline, la photographe. Photos qui seront ensuite utilisées pour la diffusion et la communication autour du projet. Tous les musiciens venus à bord par la suite avaient donc en tête les belles images des Caraïbes. Difficile pour eux de s’imaginer sous une grosse veste de quart et les mains dans les moufles. C’est pourtant de ce matériel dont ils auront besoin lors de leur séjour en Irlande ou en Normandie… ! Mais ça, c’est une histoire que vous lirez plus tard.

Le soleil des Antilles permet notamment de vivre dehors. Le catamaran et ses surfaces extérieures peuvent être utilisés entièrement, ce qui facilite la vie à bord. En effet, les dix membres de l’équipage se répartissent entre le cockpit, le carré, le pont, les trampolines et l’eau turquoise… on se sent plus à l’aise quand on a de l’espace. Honky Tonk aurait paru bien plus exigu sous des latitudes moins clémentes. C’est d’ailleurs la seule et unique fois que le projet accueillera autant d’artistes, bien que le plaisir de jouer du jazz à autant de musiciens soit immense.

 

Un rêve : jouer du jazz en Louisiane

Un des rêves de l’équipage est bien sûr d’aller jouer le vieux jazz dans ses contrées d’origine. La Nouvelle-Orléans n’est pas si loin, à portée de voiles, pourrait-on dire. Dès le départ, cette idée est bien ancrée dans la tête du capitaine. Honky Tonk ne part pas sans handicap : ses équipiers sont tous de nationalités différentes. Les visas ne sont pas simples à obtenir, et ils sont différents des visas de tourisme. Le catamaran doit lui aussi répondre à certaines normes. Une des options qui tente l’équipage est celle d’aller jusqu’aux îles Vierges américaines toutes proches et d’y faire sur place les demandes de visas. La réalité s’impose : pas d’arrivée possible au port de New Orleans avec le catamaran et ses glorieux marins-musiciens. On pense alors à laisser le multicoque sur place pour rejoindre en avion la Louisiane ; cette option est écartée en raison du coût trop onéreux de la place de port. Honky Tonk fait alors demi-tour et met le cap sur la Guadeloupe ; l’accueil y était chaleureux, et les places au port plus accessibles. Les musiciens prennent donc la voie des airs pour se connecter quelques semaines avec le berceau de leur musique. New Orleans, c’est pour eux le grand rendez-vous, l’incontournable du hot jazz. C’est là-bas qu’il est prévu de faire un tournus dans l’équipage. Russel habite sur place, et Léonie souhaite passer un peu de temps à New Orleans. Honky Tonk cherche un équipier pour sa transatlantique. Coleman, un violoniste, embarque à bord un mois plus tard.

 

Préparation de la transat

Après un mois passé à New Orleans à se remplir de jazz, Quentin et Bots rentrent à bord du catamaran. Un nouveau chapitre s’annonce : celui de la transatlantique. Les préparatifs commencent en attendant Coleman et Leon, un vieil ami de Bots qui vient de Munich.

Sur sa route, le catamaran croise les traces de l’ouragan passé trois mois plus tôt. Sur certaines îles comme St Barth, on devine à peine le cataclysme tant les bâtiments ont été rapidement réhabilités. Aux îles Vierges britanniques, c’est une autre chanson. De grandes bâches bleues recouvrent les toits des maisons, des arbres arrachés jonchent les rues, et l’arrivée au port est inoubliable : des mâts sortent de l’eau, droits ou obliques, quand ce ne sont pas des coques retournées qui montrent leur ventre au ciel. Le paysage apocalyptique et les habitants traumatisés laissent un souvenir puissant dans l’esprit de chacun. La gestion des dégâts est résolument différente selon les moyens financiers débloqués – par le gouvernement ou par les privés. Le contraste est grand entre St Bart et les BVI.

Encore une fois, on se sent tout petit face à la nature. C’est encore une strate qui s’ajoute à la leçon de vie qu’est ce voyage.

 

L’équilibre est intéressant entre la mer et l’artistique. L’art est parfois un entre-soi, une bulle nombriliste centrée sur l’artiste et son œuvre. La mer, elle, invite à l’humilité. Immense et puissante, elle remet à sa place l’audacieux humain que nous sommes. Tous les marins le savent. Un concert ne sonne pas pareil quand il a derrière lui quarante-huit heures de navigation. Le public n’a peut-être pas conscience de l’épopée qui a mené les musiciens jusqu’à lui, mais ce qu’il sentira, c’est la sincérité de la musique. Même sans naviguer, le rythme du mouillage – où le temps de la douche chaude est compté – berce les équipiers et les connecte à eux-mêmes et à l’île.

C’est certain, après avoir nagé avec des tortues, la chanteuse chantera avec tout son cœur rempli, et la peintre peindra les yeux grands ouverts…

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