Pacifique

PACIFIQUE OUEST : A L’EPREUVE DU CORAIL…

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S’il y a une chose (parmi tant d’autres) que j’ai aimée dans notre voyage autour du monde, c’est bien l’aspect abouti, proprement fini, et pour tout dire esthétique, que seul un tour du monde complet (c’est-à-dire vous ramenant à votre port de départ après avoir franchi au moins 360° de longitude) peut offrir à l’équipage d’un voilier de voyage. Encore faut-il ramener son bateau à bon port… ! Souvent, on me demande quel a été le plus grand danger auquel nous avons été exposés pendant notre tour du monde en catamaran, qui nous a vus naviguer jusqu’en Nouvelle-Zélande avant un retour par l’Afrique du Sud ? On me cite volontiers le gros temps au large, la chute par-dessus bord, ou encore la piraterie. A la surprise de mes interlocuteurs, je réponds toujours qu’il s’agit plutôt des grains puissants subis au mouillage, généralement en deuxième partie de nuit, et plus particulièrement dans l’ouest du Pacifique. Ce sont eux qui m’ont laissé les plus mauvais souvenirs. A trois reprises au moins, ils auraient pu drosser notre voilier à la côte, malgré un mouillage précautionneux pris dans les règles de l’art…
Histoire d’une fortune de mer dont nous nous sommes sortis, seuls, mon petit équipage familial et moi, dans un coin paumé de l’archipel des Ha’apai. Vous savez, celui que j’appelle "l’archipel dangereux". Souvenirs…
Des îles, des îlots, des récifs à fleur d’eau. Beaucoup de récifs. Du courant, souvent fort. Et des brisants, omniprésents sur la ligne d’horizon, où que porte le regard. Une cartographie approximative, mais là n’est pas le problème, puisque la navigation se fait impérativement à vue dans ces lieux. On va laisser les CV nautiques au placard, si vous voulez bien, là n’est pas le problème. Et après tout, il doit y avoir pire que le mien. La vérité est que la mer reste une bonne école d’humilité, salvatrice. Il n’y a que ceux qui naviguent dans des endroits reculés et déserts qui ne l’oublient jamais.

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Veille de fortune de mer. Marin et Adélie sur la plage déserte de Limu, Ha’apai.

Après une courte escale à Nomuka, seuls à nouveau, nous passons l’après-midi au mouillage près de l’épave d’un navire de pêche coréen. La mer brise bruyamment sur un haut-fond à proximité. Ambiance. Le lendemain, nous rejoignons l’île de Fonuafua. Encore un mouillage précaire des Ha’apai. Nous visitons en fin d’après-midi le petit village de l’île, échangeons quelques mots avec l’instituteur, répondons aux questions de quelques enfants. La nuit au mouillage est calme. Ce qui veut dire que je ne me lève que 2 ou 3 fois pour faire une ronde rapide, profitant de ce qui est sans doute chez moi la fin d’un cycle de sommeil. La géographie des Ha’apai est complexe, il faut s’y plonger pendant un bon moment pour en sortir un itinéraire de croisière cohérent. Nous décidons de gagner une île solitaire, abritée par une longue barrière de corail, Limu Island, située à une vingtaine de milles dans le nord-est. Le destin va nous y jouer un drôle de tour, mais nous ne le savons pas encore. Nous slalomons toute la matinée entre les récifs, bien visibles, et arrivons au milieu de l’après-midi à proximité de Limu. Dispositif d’approche du mouillage en zone corallienne : météo clémente annoncée, horaire d’approche prévu pour être propice (soleil de l’après-midi dans le dos), je monte dans les barres de flèche pour donner les consignes de pilotage, Barbara prend les commandes, Marin assure la veille aux étraves et assure le début de la manœuvre de mouillage, Adélie annonce toutes les 10 secondes la profondeur au sondeur et assure le relais vocal entre nous trois. La méthode a fait ses preuves. La cartographie électronique est décalée d’au moins 2 à 300 mètres, un classique dès qu’on entre dans le détail des approches de mouillages isolés et peu fréquentés. Nous trouvons une zone de mouillage correcte dans 4,50 mètres d’eau, fond de sable blanc, avec le rayon d’évitage assuré sur 360° plus une marge de 40 mètres, le tout à deux encâblures (1 encâblure = 100 brasses de 6 pieds, ou 183 mètres environ) sous le vent de Limu. Nous dévirons la chaîne au guindeau avec un peu d’erre en arrière pour l’allonger correctement, effectuons une première traction en arrière à 40 mètres de chaîne à l’eau avec les moteurs, puis une deuxième, plus forte, à 65 mètres au davier, moteurs à 1200 t/min. Malgré l’effort, le bateau est immobilisé, l’ancre a bien croché. Comme d’habitude lorsque nous sommes mouillés dans une zone corallienne où nous prévoyons de passer la nuit (sans aucune possibilité d’appareiller de nuit du fait de l’omniprésence de récifs), je plonge pour contrôler la position de l’ancre et la trajectoire de la chaîne. L’ancre est profondément enfouie dans le sable, la chaîne parfaitement allongée. Le marnage est inférieur à 1 mètre, nous avons 65 mètres de chaîne pour un peu plus de 4 mètres d’eau (quand j’entends dire qu’il faut mouiller en longueur de chaîne "3 fois la profondeur", cette bêtise m’arrache toujours un sourire de désapprobation, il ne faut jamais mouiller moins de 35 mètres de chaîne, même avec 1 mètre d’eau sous les ailerons !). Le vent souffle de secteur est à 10 nœuds, conforme aux prévisions météorologiques pour la nuit. Nous sommes sous le vent de la barrière de corail, et sous le vent de l’île. Je n’ai donc pas de raison d’affourcher, ou d’empenneler. Nous stoppons les moteurs, mettons l’annexe à l’eau, et débarquons sur la plage immaculée de Limu. Un petit campement de pêcheurs, désert, des traces de feu, des centaines d’oiseaux. Nous faisons le tour de la petite île, les enfants jouent dans l’eau, puis cherchent les plus jolis coquillages de la grève. Je pénètre dans les frondaisons de l’intérieur de l’île pour aller observer les nids de noddis noirs, dont la plupart abritent un oisillon. J’ai lu quelque part que cette île était aussi habitée par des serpents marins, mais, pour l’heure, ils restent invisibles. Nous rentrons à bord avec le coucher du soleil. Le temps est nuageux, mais calme.

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A l’autre bout du monde, sur la plage de Limu, une marque connue…

17 octobre. Vers 02h00 du matin, le martellement de la pluie qui tombe dru sur le pont me réveille : je me lève, effectue une ronde. Le temps s’est dégradé, le ciel est maintenant couvert, chargé, le vent a tourné d’une trentaine de degrés, 12 nœuds. Rien encore de vraiment alarmant. De toute façon, il est hors de question d’appareiller de nuit de ce mouillage, trace électronique (enregistrée sur l’écran de l’ordinateur de navigation) ou pas : l’approche est pavée de dangers, qu’il faut parer à quelques mètres seulement, comme c’est le cas dans bon nombre de mouillages des Ha’apai. Seule la lumière du jour, libératrice des inquiétudes de la nuit, nous autorisera l’appareillage. D’ici là, le mouillage peut éventuellement devenir un piège, dont on ne peut s’extraire. Je le sais parfaitement : il faut tenir. Pas d’autre choix. Je retourne me coucher. Vers 04h20 du matin, je suis soudainement réveillé par un grain violent qui nous tombe dessus au mouillage, sans prévenir. En quelques secondes, des trombes d’eau s’abattent sur le pont, des rafales à 35 nœuds rugissent dans le gréement. Sur le pont, l’obscurité est totale, la nuit noire, le rideau de pluie épais. Ma lampe frontale ne sert à rien. Elle éclaire un déluge qui s’opacifie à 3 mètres de moi. La visibilité est quasi nulle. Je démarre les moteurs, allume le radar, constate que le vent a tourné brutalement avec le grain de 150°. Il souffle maintenant du sud-ouest ! Rafales à 40 nœuds désormais… L’inquiétude me gagne inexorablement. Je revois le film de l’approche sinueuse de notre voilier, hier après-midi, au milieu des bouquets de corail. Dans le vacarme de la pluie battante et des rafales de vent, je ne peux pas percevoir les signes habituels d’un dérapage de l’ancre, dont la patte d’oie textile n’a pas, volontairement, été mise à poste la veille (pour mieux percevoir le comportement de la chaîne sur les structures métalliques de l’avant du bateau). Je préfère ne pas rallonger la chaîne (80 mètres sur le mouillage principal), dans l’ignorance de la distance qui nous sépare du corail, à l’arrière. Le sondeur indique 3,50 mètres ! J’embraye les moteurs au ralenti en marche avant, pour tenter de soulager la traction de la chaîne, sans pour autant lui donner du mou. En quelques secondes, je suis trempé et transi de froid. Je vais rapidement réveiller mon petit équipage, attrape une veste de quart, et remonte sur le pont. Je connais trop bien le danger. Mais l’obscurité est totale, le clapot se forme vite, et il m’est impossible de situer les coraux autour de nous. Il n’y a pas grand-chose à faire, malheureusement. Relever le mouillage pour tenter d’appareiller serait pure folie. Allonger la ligne de mouillage nous mettrait probablement sur les cailloux. Porter une deuxième ancre avec l’annexe dans cette furie de temps est impensable, trop dangereux. Je préfère garder mon fils de 12 ans à mes côtés. Il nous reste juste à espérer que l’ancre tienne bon dans le sable, ou bien que, si elle commence à déraper, elle croche rapidement un bouquet de corail… 65 mètres de chaîne pour 4 mètres d’eau. Il faut que cela tienne ! Maudit grain !

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Attention aux grains puissants du Pacifique Ouest, la nuit au mouillage : parole de "Captain" !

A peine quelques secondes plus tard, sans que j’aie pu entreprendre quoi que ce soit d’utile, je sens que les ailerons touchent, de petits chocs d’abord sans violence, mais bien perceptibles. Merde ! C’est pas vrai ! Nous talonnons, nous sommes en train de monter sur le corail ! Dans la nuit noire, hostile, seulement transpercée de violents éclairs, la rage du vent et le bruit sourd des trombes d’eau me font comprendre que nous sommes à un tournant de notre voyage autour du monde. J’ai du mal à comprendre ce qui se passe exactement, comment nous sommes désormais orientés, sur quel écueil nous talonnons, et encore moins dans quelle direction se trouve l’île… ? Mais ce qui est sûr, c’est que nous avons dérapé, et que nous dérapons sous les rafales ! Impossible de savoir dans quelle direction essayer d’aller ! La chaîne est normalement tendue, pas de secousses particulières, pas de vibrations anormales : nous glissons simplement sur le sable mou… L’ancre a dû sortir de sa souille sous l’effet de la soudaine traction quasiment inversée de la chaîne. Nous glissons inexorablement au-dessus d’un banc de corail. Je mets Marin à la commande du guindeau, et lui dit de virer progressivement la chaîne pendant que je fonce aux commandes des moteurs. J’essaie de dégager le bateau avec sa propulsion, dans la direction de la chaîne de mouillage, mais je comprends vite que nous ne sortirons pas aussi facilement de ce mauvais pas. Le corail s’est déjà saisi des appendices de notre voilier. L’idée que nous pouvons perdre notre bateau ici, et que notre voyage peut s’arrêter à Limu Island, aux Tonga, me traverse l’esprit. Je la chasse avec vigueur, prêt à vendre chèrement notre peau. La chaîne vient maintenant sans effort. Il y a pourtant encore plus de 50 mètres à l’eau ! Inutile d’insister, au risque d’abîmer les hélices et les embases moteurs. Le grain mollit légèrement. Dans la nuit noire, la pluie et le vent, nous mettons l’annexe à l’eau, frigorifiés. Marin et moi embarquons l’ancre légère Fortress à la lueur de nos lampes frontales, et allons la mouiller sur 100 mètres de câblot au vent. La traction au winch ne donnera rien, l’aileron bâbord est déjà pris dans le corail. Nous nous contentons de faire pivoter le bateau dans l’axe de sortie présumé. En faire davantage est inutile. J’enrage de m’être fait avoir, mais il faut accepter la situation. La seule bonne idée, c’eût été de ne pas venir au mouillage de Limu, qui s’est refermé sur nous comme un piège au petit matin. Déjà, le grain faiblit progressivement, on n’a plus besoin de gueuler pour s’entendre ! Il n’y a pas de danger physique immédiat pour l’équipage, et l’île déserte est à quelques centaines de mètres seulement. J’ai juste mal pour mon bateau. Je réprime une envie de vomir. Pourtant, le bateau n’a pas réellement tossé, il a talonné de ses ailerons pendant quelques secondes, puis s’est posé sur le corail, à marée descendante. Il est désormais immobile. Je me dis qu’il faut simplement être patient. Rester calme, rassurer mon petit équipage qui est sous le choc, mais qui reste extrêmement attentif. Les Ha’apai nous donnent juste un avertissement. Un sérieux avertissement. La mer descend, le puissant grain noir s’éloigne. La marée nous a déposés rapidement sur nos ailerons fixes, et à un moindre degré sur nos safrans, puisqu’ils ne bougent plus. A cet instant, je me dis que j’ai bien fait de choisir un catamaran à ailerons fixes. Il est certain qu’avec un catamaran à dérives, les dégâts auraient été beaucoup plus importants, particulièrement sur les safrans et les embases de propulsion, les fonds de coques aussi. Le plus fort du grain est passé en l’espace de 15 à 20 minutes. Le temps se calme rapidement. Les premières lueurs du jour jettent sur Limu Island une lumière blafarde. Le clapot est tombé aussi vite qu’il s’était levé. Il pleut. Je constate que nous sommes prisonniers d’un petit plateau corallien assez plat, de quelques dizaines de mètres de côté, isolé sur un fond de sable blanc. Nous avons dérapé sur une bonne centaine de mètres, avec une belle régularité. J’enfile ma combinaison et je plonge sous le bateau. Les dégâts sont minimes. Les hélices et les embases n’ont pas touché le corail. Seuls les martyrs des semelles d’ailerons ont été blessés par le corail tranchant, sur une trentaine de centimètres de hauteur. Pas de chance, nos ailerons fixes sont passés à quelques centimètres près au-dessus du plateau corallien, alors que la mer descendait. Une dizaine de mètres seulement nous sépare de l’eau libre. Dans notre malheur, cela me va. Je remonte, demande un café bien chaud, et encourage mon petit équipage à prendre un petit déjeuner solide. On va avoir besoin d’énergie ! Le bateau a pris quelques degrés de gîte sur tribord, c’est inconfortable, nous ne sommes pas habitués ! Je lance un simple appel à la VHF, sur canal 16 : personne. Je n’insiste pas. Rapidement, d’un coup de téléphone Iridium, je préviens mon frère en France, je lui dis que nous sommes sur le corail, je lui donne notre position, mais je lui indique que je ne suis pas particulièrement inquiet, et lui demande de ne surtout rien faire. J’explique la situation à mon petit équipage, touché par l’évènement, mais soudé et volontaire. Une situation pas mauvaise si le temps reste calme. Je détaille mon idée pour sortir le bateau de sa position peu académique. Je distribue les rôles. Je promets à chacun que nous flotterons à nouveau en eau libre dans quelques heures. Et qu’au pire, Limu Island est toute proche. Je sens de la tension, de la concentration, mais pas d’inquiétude excessive. J’arrive même à plaisanter. Je travaille le moral de mon petit équipage pour le maintenir à un bon niveau. Je devine néanmoins que les évènements récents vécus à Kelefesia avec l’infortunée La Tortue (voir Multicoques Mag 173) ne sont pas bien loin dans les esprits… Mais mon optimisme justifié porte ses fruits. Pas d’abattement parmi les miens, juste une sourde inquiétude. Marin enfile aussi sa combinaison de plongée, nous préparons sur le pont tout le matériel. Barbara et Adélie restent à bord, Marin et moi embarquons dans l’annexe. Nous commençons par le plus difficile : relever tout le mouillage principal à la main pour l’embarquer dans le tender, afin de le repositionner plus loin, dans une direction idéale. J’ai coupé l’étalingure, les filles dévirent au guindeau, l’annexe s’enfonce, mais nous parvenons à porter l’ancre principale à 180 mètres dans l’axe de sortie du bateau. Nous allongeons progressivement la chaîne, Marin plonge pour enfouir l’ancre-charrue et optimiser l’opération, puis nous ramenons l’extrémité du câblot textile sur la poupée du guindeau. Mise en tension simple, paré à virer. Je suis satisfait de cette première opération. Nous relevons l’ancre légère Fortress (dont la tenue est surprenante d’efficacité, je l’avais déjà expérimenté) précédemment mouillée, et la portons à 150 mètres du voilier à 20° à tribord de l’axe longitudinal. Le bout revient par un chaumard sur le winch d’écoute de solent tribord. Mise en tension, l’ancre a croché, vérification en plongée, voilà la deuxième ligne de mouillage prête à tracter le bateau. Chacune est munie d’un orin. Mais ce n’est pas tout de porter des ancres au loin pour se sortir d’affaire, il faut aussi pouvoir retenir le bateau une fois revenu en eau libre, avant qu’il ne se remette sur une autre patate dont le coin est truffé !

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Jangada sera sorti quelques petites semaines après son séjour sur le corail, au chantier Norsand Boatyard de Whangarei (Nouvelle-Zélande), pour un arrêt technique prévu de longue date, après plus de 18 000 milles parcourus.

Nous mouillons notre troisième ancre à 120 mètres sur l’arrière bâbord, au ras du récif. Au total, ce travail nous a pris près de 3 heures. Pendant ce temps, Barbara nous a préparé un énorme plat de pâtes à l’huile d’olive et au basilic. Nous reprenons des forces. Le temps reste stable, le vent modéré. Je suis optimiste. La mer remonte depuis 09h00, le bateau se redresse progressivement. Nous sommes prêts. Je plonge de temps à autre pour suivre l’évolution de la situation sous l’eau, et Adélie est chargée de quelque chose d’essentiel : ma protection rapprochée ! Depuis le pont, elle surveille que le serpent de mer jaune et noir que nous avons aperçu à plusieurs reprises dans la matinée autour du bateau ne s’intéresse pas de trop près à son papa ! Elle est très motivée, Adélie ! C’est le plus gros serpent que l’on ait aperçu jusqu’à maintenant, 1,50 mètre environ, et mieux vaut éviter le face-à-face rapproché, genre combat corps à corps ! Je surveille constamment le périmètre autour de moi, une arbalète chargée à la main, et je vois ce serpent impressionnant, parfaitement dans son élément, lui, inspecter les carènes de notre voilier, se glisser entre les coraux, disparaître derrière les algues pour revenir vers moi, menaçant… Mais là-haut, ma petite fille veille et me prévient en criant quand l’animal se rapproche. Je lui fais face, alors, et il marque l’arrêt, puis s’éloigne à nouveau mollement, jamais très loin. Des moments forts, dont je me souviendrai. J’installe un chapelet de défenses que je force dans l’eau, au winch, autour de la coque bâbord arrière, pour éviter que le bas du safran ne touche méchamment le corail de ce côté. La flottabilité forcée des défenses soulage l’arrière du bateau d’une bonne dizaine de centimètres supplémentaire. La quille tribord décolle à 12h45. Je reprends un peu la tension des deux lignes de mouillage avant. A 13h25, le bateau commence à progresser vers l’eau libre. Inutile de forcer, le temps est stable, la mer calme, il faut attendre. Dix minutes plus tard, je reprends encore la tension sur la ligne de mouillage principale. Le bateau se libère peu après du corail, nous sentons deux ou trois petits chocs des ailerons qui accrochent légèrement en progressant vers l’eau libre, puis le bateau flotte doucement à nouveau au-dessus du sable immaculé. Nous sommes sortis des griffes du corail ! Je reprends la ligne de mouillage arrière cette fois, et immobilise notre voilier. Je pousse un cri de victoire, et je vois un joli sourire illuminer le visage de Barbara. Je sais qu’elle a tu son inquiétude, mais aussi qu’elle a eu peur. Pour nous, pour notre bateau, pour notre voyage. Adélie aussi est soulagée. Elle a pris sur elle depuis plusieurs heures, en s’acquittant avec attention des petites tâches qui lui étaient confiées. Marin a été super efficace, toute la matinée, il m’a aidé à mettre en place le dispositif des ancres. Mon fiston grandit. Le serpent jaune et noir est resté, lui, sur son platier. Pas plus mal. Nous inspectons les ailerons : un peu de travail de reprise de composite en bas de quilles, quelques griffures, mais aucun dégât structurel. Les coques et les hélices n’ont jamais touché. Je reconnecte les safrans, nous relevons les ancres secondaires une à une, puis la ligne de mouillage principale, qui retrouve sa place dans la baille à mouillage. Les moteurs ronronnent. Nous décidons de gagner Pangaï, le village principal des Ha’apai, à une vingtaine de milles plus au nord. Le jour tombe doucement sur la baie abritée du village. Double ti-punch pour les grands, jus de fruits à volonté pour les enfants !
J’ai sorti le routier océanique de la Nouvelle-Zélande. Je songe maintenant à la route qui doit nous conduire bientôt là-bas. Il nous faudra profiter de l’arrêt technique prévu de longue date en chantier, à Whangarei, pour procéder aux reprises de stratification des bas d’ailerons. Mais auparavant, je souhaite faire un crochet par l’île-volcan de Tofua, dont j’aperçois la silhouette massive dans l’ouest depuis plusieurs jours. Une idée me trotte dans la tête depuis plusieurs mois. Elle m’est venue au mouillage aux Perlas, lorsque j’étudiais la carte des îles du Pacifique, pour définir notre trajectoire dans le grand océan. Je voudrais y effectuer un petit détour historique, pour essayer d’y re-découvrir la grotte utilisée par le capitaine Bligh, alors fraîchement débarqué du Bounty avec les marins qui lui étaient restés fidèles, sous la contrainte des mutins de Fletcher Christian.
Avant que le vent n’adonne en nous permettant de faire voile vers le pays des Kiwis.
Le temps est venu pour nous de quitter l’archipel dangereux. Il faut savoir interpréter les signes. Les marins apprennent à devenir superstitieux. Mais notre aventure continue.
Jangada a payé son tribut à la redoutable virginité des Ha’apai…

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L’aileron tribord du catamaran. Griffés par le corail acéré, les ailerons fins, étroits et profonds de Jangada seront restratifiés en surface après séchage.

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Les bas de safrans de Jangada ont été marqués par le corail, mais sans dégâts structurels. Ils seront remis à neuf, et les paliers auto-alignants de gouvernail seront remplacés.

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