Voyage

Timor, premiers bords en Asie…

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En approchant de la pointe sud-ouest de l’île de Timor, le vent souffle à 25 nœuds établis, ce qui ne fait pas nos affaires. Le petit détroit qui sépare Timor de l’île de Semau est encombré d’un grand nombre de bateaux de pêche qui ne facilitent pas le passage de nuit. Nous mettons en panne à une vingtaine de milles, à la tombée de la nuit, mais le bateau dérive à sec de toile à plus de 3 nœuds sur le fond. Je décide de dormir deux heures, puis, la situation devenant peu confortable, nous renvoyons de la toile, route sur le détroit. La nuit est noire, et lorsque nous virons la pointe de Timor en serrant le vent, Marin et moi découvrons une barrière lumineuse quasi continue de navires de pêche qui travaillent aux lamparos !

Ce constat peu enthousiasmant fait monter la pression à bord de Jangada, car nous ne savons pas exactement avec quels types d’engins ces bateaux travaillent dans ce passage qui ne fait que quelques petits milles de large. L’esprit du skipper, qui se doit d’anticiper en permanence, imagine alors facilement des manœuvres d’évitement effectuées in extremis, des filets piégeant nos ailerons anti-dérive, des bouts pris dans nos hélices, et des pêcheurs indonésiens en colère qui gueulent dans la nuit… Seul point rassurant, la cartographie électronique semble bien calée. Par précaution, nous affalons la grand-voile, n’envoyons que la moitié du solent, et démarrons les deux moteurs pour être immédiatement manœuvrant. Pour une fois, tous nos feux sont allumés, car je me doute qu’avec leurs puissants lamparos, les pêcheurs ne doivent guère voir au-delà du périmètre de leur pont.

Comme d’habitude, l’œil et l’esprit s’habituent progressivement à la situation, et les choses se décantent doucement. Nous avons mis notre projecteur à main en batterie sur le pont, et, avec mon fiston, nous gérons la route anti-collision de Jangada bateau par bateau, obstacle par obstacle. J’adore vivre ce genre de moments avec mon fils, qui forgent un lien solide entre nous. Le lien indélébile que j’ai rêvé de tisser avec mes enfants au cours de ce voyage… Nous nous en sortons pas trop mal, et sur l’écran de l’ordinateur de navigation, la trace électronique du voilier progresse vers le nord. J’absorbe plusieurs soupes chaudes et quelques moques de café qui tiennent mes sens éveillés malgré l’heure tardive. Les senteurs de la terre traversent le bras de mer. L’épreuve durera cependant 3 à 4 heures, avant que la plupart des embarcations soient derrière nous. A l’approche de la sortie nord du passage, les lumières de Kupang dessinent dans le ciel un halo blanchâtre qui nous guide. Nous slalomons entre quelques cargos au mouillage, croisons quelques bateaux de charge faiblement éclairés aux moteurs pétaradants, et gagnons ce que nous pensons être une zone de mouillage possible jusqu’au jour. Je repère une vedette militaire à l’ancre, et m’en approche pour mouiller. Il me faut apprivoiser l’Asie et ses dangers potentiels. Les odeurs de la ville, aux effluves discutables, assaillent nos narines. Une pirogue à moteur passe à pleine vitesse à nous raser, dans l’obscurité. Il est 03h00 du matin. Nous avons quitté Port-Moresby il y a un peu plus de 9 jours. Bienvenue en Indonésie !

Bienvenue en Asie !

Le muezzin, suivi une heure plus tard du bruit déjà soutenu de la circulation, me réveille tôt. Je découvre Kupang, une ville qui ressemble à certains villages de pêcheurs de la côte portugaise de l’Atlantique : masures de béton, toits de tôle, falaises rocheuses encadrant de petites plages qui se révéleront d’une incroyable saleté. Timor a surtout été connu de l’Occident, à partir du début du XVIe siècle, pour son bois de santal. Les Portugais ont disputé la place de Kupang aux Hollandais de la VOC – la Compagnie Hollandaise des Indes Orientales – dès 1650. Par la suite, les Portugais s’établiront dans l’est du Timor, tandis que les Hollandais occuperont l’ouest de l’île.

Aujourd’hui, Kupang grouille de vie, mais nos premières impressions indonésiennes se limitent d’abord aux nuisances locales : bruit incessant des innombrables deux-roues motorisés, pollution de l’air par les gaz d’échappement, odeurs nauséabondes d’égouts et de décharges à ciel ouvert, et omniprésence de détritus en tous genres, les emballages et objets en matière plastique étant bien sûr très majoritaires… Si l’on ajoute à cela que le mouillage devant Kupang, sur une eau de couleur indéfinissable mais en tout cas glauque au milieu des sacs et autres bouteilles en plastique à la dérive, rythmé dès 4h30 du matin par l’appel à la prière du muezzin (bien que la population de l’est indonésien ne soit pas majoritairement musulmane, mais chrétienne), ce n'est pas le rêve. Pas vraiment abrité, le mouillage est exposé à la brise thermique qui a tendance à sérieusement se renforcer en milieu de matinée, et on comprend que la seule vraie raison de notre escale ici est d’accomplir nos formalités d’entrée en Indonésie, ce qui, de notoriété publique chez les marins au long cours, n’est pas forcément très simple.

C’est qu’à la différence de la Papouasie Nouvelle-Guinée, où la corruption des fonctionnaires est sporadique, elle est ici généralisée, institutionnalisée. Inutile de tenter de passer outre, ce serait une erreur de stratégie. Ici, l’objectif est différent : il s’agit d’obtenir tous les papiers nécessaires à une croisière en Indonésie au plus vite et au moindre coût. C’est un autre challenge, qui ne me déplaît pas ! Ces difficultés administratives, qui s’ajoutent à l’absence de guide de croisière et à l’imprécision des cartes marines, ainsi qu’à une certaine phobie de la piraterie dans l’archipel indonésien, poussent la plupart des voiliers à rejoindre le rallye Sail Indonesia qui part chaque année fin juillet de Darwin en Australie pour rejoindre Kupang au Timor, avec différentes escales dans l’archipel programmées avec le gouvernement indonésien (avec le bénéfice d’une couverture sécuritaire par la marine militaire locale) vers Singapour, la Malaisie, et la Thaïlande. Mais, à bord de Jangada, vous l’avez compris, nous n’aimons guère les rallyes organisés, et l’ambiance de transhumance nautique bavarde qui l’accompagne en général. Sans compter les nombreux potlucks, improvisés ou non.A nous, plutôt, les chemins de traverse !

Les formalités indonésiennes ont commencé pour l’équipage de Jangada il y a 2 mois, au Vanuatu, avec notre demande, adressée par e-mail à un agent sélectionné de Djakarta, d’établissement d’un permis de croisière (CAIT, Clearance Approval for Indonesian Territory), document indispensable pour naviguer dans l’archipel indonésien. Laquelle fut accompagnée d’un virement Western Union de 1 850 000 roupies indonésiennes (environ 160 euros) effectué depuis Port-Vila. Parce que la durée prévue de notre séjour est inférieure à 2 mois. Dans le cas contraire, il faut en sus une lettre de sponsor et 350 000 roupies de plus. Les démarches s’étaient poursuivies à Port-Moresby pour l’établissement des visas de séjour. L’établissement à Djakarta de ce fameux CAIT s’est parfaitement bien passé, et comme convenu avec notre agent sur place, le document, dûment signé par les ministres de la Défense, des Affaires étrangères, et des Transports indonésiens, nous attend chez l’agent local de Kupang, un certain Napa Rachman, incontournable personnage quand on arrive à Kupang. Vous ne pouvez pas tenter de poser le pied entre deux détritus sur la plage de Kupang sans qu’un ou deux hommes de main de Napa vous aident à débarquer dans les rouleaux malodorants tout en vous indiquant la direction du Lavalon, le bistrot déglingué qui sert de point de rencontre à Napa avec ses clients. Napa fait profession d’être le corrupteur agréé officiel des autorités de Kupang. Ses hommes de main sont aussi des rabatteurs, car, depuis quelque temps, la chasse gardée du business de Napa s’est vue compliquée par l’émergence d’un concurrent, un certain Domingus, au faciès de caïd de la drogue, probablement encouragé par les autorités corrompues de Kupang pour… faire monter les enchères ! C’est du moins mon analyse. Bien sûr, Napa et Domingus se détestent, et je ne serais pas outre mesure surpris que l’un des deux personnages soit retrouvé un jour prochain dans l’un des nombreux égouts à ciel ouvert de la ville, la gorge tranchée…

La première chose à faire pour l’arrivant, c’est de choisir son camp : Napa ou Domingus. Mais évidemment sans le montrer jusqu’à la fin de la négociation sur le coût de la "prestation" qui sera versée au corrupteur agréé. Lequel inclut bien sûr l’argent de la corruption qui sera réparti et versé par l’ "agent" aux différents "services", ainsi que sa propre rémunération. Je me suis bien renseigné auparavant, y compris sur Internet, et j’ai choisi Napa, d’une part parce qu’il travaille avec notre agent de Djakarta qui a fait un boulot réglo pour nous jusque-là, et d’autre part parce qu’il est le plus ancien sur la place. Napa a été informé de notre arrivée par un e-mail que je lui ai envoyé 48 heures auparavant. Il est sur les dents, de peur que je ne passe à la concurrence, et, lorsque je le retrouve au Lavalon, le bar déglingué d’Edwin, il est réellement content de me voir. Un bonheur qui se lit avec des dollars australiens au fond des yeux, vous vous en doutez… Ceci dit, je n’ai pas eu de problème avec Napa : il a effectué pour nous en 36 heures un travail impeccable, une prestation qui évite toute démarche de notre part ainsi que la moindre visite de la moindre autorité à notre bord. Du beau travail, qui s’achète. Ceux qui, choqués par cette situation, ont voulu passer outre la corruption officielle pour se présenter eux-mêmes aux autorités se sont fait renvoyer sévèrement vers les "agents" ou bien vers leurs études bibliques, et n’ont jamais obtenu leurs papiers d’entrée dans le pays ! Evidemment, il faut bien cadrer Napa au départ. Lorsque je l’ai rencontré la première fois au Lavalon devant ma première Bintang (la bière indonésienne), il a d’abord essayé de me soutirer 100 000 roupies rien que pour me remettre l’original de notre CAIT envoyé par Lytha, son associée de Djakarta. Alors que cette prestation avait déjà été payée par un transfert Western Union… J’ai éclaté de rire, ce qui a déstabilisé Napa, et je lui ai d’emblée indiqué qu’on parlait beaucoup de lui sur Internet. Mais sans lui donner plus de détails. J’avais aussi pris la précaution, en lui annonçant notre arrivée, de lui indiquer que je voulais le rencontrer seulement pour qu’il me remette l’original de notre CAIT, laissant ainsi planer un sérieux doute sur notre intention d’utiliser par ailleurs ses bons et loyaux services… Napa avait donc peur que je ne passe à la concurrence, ce qui est bon, me suis-je dit, pour le commerce, et c’est tout juste s’il ne m’a pas engueulé de ne pas lui avoir indiqué notre heure exacte d’arrivée sur rade de Kupang. Ce qui l’a probablement obligé à activer (et à rémunérer de quelques centaines de roupies) son réseau d’informateurs/rabatteurs du front de mer. Bref, dans notre cas, Napa était conditionné pour se contenter du minimum syndical des corrupteurs, l’initiative de la négociation restant de mon côté. Dans un grand rire de marin habitué des bistrots de port, je donne une énorme tape dans le dos de Napa : il a compris qu’il n’y aurait pas de supplément pour la remise de notre CAIT, et j’ai pu négocier une prestation de corruption globale à 100 dollars australiens, un bon prix, car l’énergumène obtient souvent plus du double. Napa tente de me convaincre que je le paye une misère, et qu’il ne lui restera rien. Une petite appréhension me traverse un instant l’esprit au moment où je remets l’original de l’acte de francisation du bateau et nos 4 passeports à Napa, mais cela fait partie du jeu. Tout se passera bien, et je récupérerai l’ensemble des documents originaux tamponnés le lendemain, toujours au Lavalon, devant un thé au gingembre…

Au Lavalon, Edwin nous indique où faire nos courses, et nous sautons ainsi dans notre premier bemo. Ils circulent par centaines dans les villes indonésiennes, ces minibus d’une dizaine de places, vraiment étriqués pour moi, mais j’arrive finalement à m’y glisser. Décoration poussée au top et sono idem, conduits par des jeunes (15/18 ans) qui font équipe ensemble : le chauffeur, de naissance un as du klaxon, qui doit vraisemblablement être sourd vers 30 ans et mourir d’un cancer des poumons à 40, et son rabatteur, qui passe ses journées sur le marchepied de la porte latérale, toujours bloquée ouverte, pour héler les clients et aider aux démarrages qui suivent inévitablement les fréquents arrêts de l’engin. Prix unique en ville 2 000 roupies (soit en gros 20 centimes d’euro), quelle que soit la distance parcourue. Nous ressortons du mini supermarché chinois avec des sacs plein les bras. Non loin de là, je réussis à trouver de l’huile diesel fabriquée à Singapour en prévision de mes vidanges de moteurs, et même de l’eau déminéralisée pour les batteries. Mais avec 30 kilos de marchandises sur les bras et à 4, le bemo classique est inenvisageable pour nous ramener vers le front de mer. Un vigile en faction devant la banque voisine, armé d’un gros fusil à pompe, décide de nous aider. Il parle quelques mots d’anglais (ce qui s’avérera rare en Indonésie, du moins dans les îles de la Sonde) et nous arrange le coup avec un chauffeur de bemo hors service qui passe à vide, un truc rarissime. Nous retrouvons l’annexe, tirée sur la plage avec ses roues, laissée sous la garde d’un unijambiste du quart-monde, informateur et rabatteur de Napa, à qui nous laisserons 10 000 roupies en quittant Kupang.

Notre ultime démarche au Timor sera d’aller nous faire couper les cheveux dans une minuscule officine locale, tenue par une jeune et jolie Indonésienne qui fait bouger la nuée de ses copines pour nous faire de la place. Le premier à s’y coller, pas du tout rassuré, est Marin, qui fait une gueule terrible. Comme moi, il a horreur d’aller se faire couper les tifs ! Mais quand de surcroît l’affaire se passe dans un salon féminin - au milieu d’une flopée de jeunes filles qui ne parlent pas un mot d'anglais mais dont le sujet de leurs commentaires ne laisse aucun doute, là, c’est le pompon !

Barbara est obligée de raisonner notre ado furibard, mais l’affaire reste tendue. Prudent, je passe en second, et la bougresse me rase, ou à peu près ! Barbara adore, moi je déteste. En fin de séance, je suis surpris, elle me lave les cheveux avec un petit massage du cuir chevelu, mais après la coupe, et non pas avant. Chacun sa méthode ! C’est Adélie qui, ô surprise, terminera la séance, elle qui a une sainte horreur qu’on s’intéresse à l’épaisseur avérée de ses cheveux blonds, lesquels font bien sûr un tabac en Indonésie, où la couleur normale des tifs est le brun noir, non crépu. Je laisse royalement 75 000 roupies à la donzelle, soit 25 000 la coupe comme convenu (un peu plus de 2 euros)… Une bonne affaire pour moi et au vu du sourire de notre coiffeuse du jour qui semble ravie, le deal a l'air aussi d'être excellent pour elle !

Le lendemain, nous quittons sans trop de regrets le mouillage venté de Kupang.

 

Documents en poche, mission accomplie, cap au nord vers Lembata, notre première île de l’archipel de la Sonde… 

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