Multicoque

Kiriacoulis – Le meltem peut souffler…

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A Cannes, lors du dernier Yachting Festival, nous rencontrons d’abord Fanis, le fils. Carrure imposante, voix de stentor, polyglotte, boulimique de travail, lecteur compulsif de toute la presse nautique… Son agenda est surbooké, mais une fois que vous avez réussi à le coincer, le contact est direct, chaleureux, le ton passionné. Nous devons retrouver Stavros, le père, au restaurant pour dîner. La difficulté est que, pour ce faire, nous devons longer tous les stands du quai St-Pierre. Fanis connaît tout le monde et tout le monde veut voir Fanis. Au mieux le temps d’une poignée de main et de chaleureuses salutations. Au pire, il lui est collé d’autorité un verre dans les mains, pour honorer de sa présence le stand d’un fournisseur. On finit par s’en sortir et par retrouver Stavros, rue d’Antibes, tout près du petit restaurant italien où nous pourrons parler tranquillement, en toute simplicité. Autant Fanis est volubile, autant Stavros, en bon patriarche, semble réservé. Il faut dire qu’il ne parle que grec. Une vraie gageure d’avoir réussi dans ce monde globalisé sans parler d’autre langue ! Certes, à bientôt 80 ans, Stavros a pris du recul et n’a plus de rôle opérationnel au sein de la société. Derrière son titre de directeur non exécutif, il reste pourtant une des pierres angulaires de l’entreprise. Celui sans qui rien d’important ne se fait, rien ne se décide. Celui qui a encore toute l’histoire en tête. Et tous les chiffres dans son BlackBerry dernier cri ! Relié en permanence à la base de données de l’entreprise. Sur son écran, il fait défiler les données, précise les années, le nombre de bateaux achetés, les marques. Et puis les images aussi. Une photo aux couleurs pastel, comme un Polaroïd, retient notre attention. Celle d’un père et de son fils adolescent sur le pont d’un voilier monocoque des années 70. Peut-être le tout premier voilier familial, en bois, acquis en 1967. C’était avant. Quand la famille Kiriacoulis était propriétaire d’une entreprise d’électricité. Issu d’une famille très pauvre, qui a souffert de la guerre civile en Grèce, Stavros vient de Kalamata dans le Sud-Ouest du Péloponnèse. Tout ce qu’il possède, il le doit à son travail. Entre famille et entreprise, il n’y a pas vraiment de frontière. Père et fils collaborent depuis 36 ans et leur complicité saute aux yeux. Le frère de Fanis étant directeur financier, les repas dominicaux ont sans doute parfois des airs de conseil d’administration, mais personne ne songerait à s’en plaindre, au contraire. Et surtout pas les équipes qui intègrent la famille. On ne licencie pas, chez Kiriakoulis. L’ancienneté y est très élevée, le turnover quasi inexistant. L’actionnariat familial, qui représente toujours les trois quarts du capital, étant lui-même un exemple de stabilité.
Au départ, c’est une simple opportunité que l’on saisit. Stavros refuse avec humilité de la renommer "stratégie". En 1979, naviguer n’est alors que le loisir de la famille, la mer le terrain de jeu des week-ends et des vacances. Mais quand on leur propose une bonne affaire, un Sun Fizz tout neuf en mal de financement, ils se mettent en tête de le mettre en location. Pourquoi ? Parce que c’est le premier monocoque à proposer deux cabines doubles arrière. Une innovation de Jeanneau face aux concurrents anglais qui avaient encore, à l’époque, la faveur des propriétaires. Mais surtout, malgré un rapport prix/prestation en hausse, tout le monde n’a pas les moyens, ou le temps, d’être propriétaire. Il y a là l’intuition d’un possible "business". Et puis, si ça ne marche pas : "On le louera aux pêcheurs !" s’esclaffe Fanis. Après, c’est comme le vélo : "Si tu t’arrêtes, tu tombes !" Alors, trois ans plus tard, ce sont pas moins de douze unités (Sun Fizz et Gin Fizz) qui composent déjà la "flotte" Kiriacoulis. Il n’y a pas vraiment de stratégie derrière ce développement rapide. Juste la bonne vision "business" sur un marché qui ne demande alors qu’à croître. Comme une adaptation à la plaisance du savoir-faire des armateurs grecs qui dominent depuis longtemps déjà le monde de la flotte marchande. Depuis leur premier salon, à Hambourg en 1982, ce sont pas moins de 3 000 bateaux qui ont arboré le blason au spi rouge ! Des Jeanneau d’abord, dans la continuité du Sun Fizz originel bien sûr, puis des Gib Sea, des Bavaria (plus de 1 000 !), avant d’abandonner toute exclusivité en 2008. Pragmatiques, ils ne sont présents qu’en Méditerranée et aux Antilles : des marchés proches, accessibles par des vols bon marché et où la revente des bateaux sera plutôt aisée. Attentifs, ils intègrent leur premier catamaran, un Fidji, se souvient Stavros, en 1999, décelant le souhait des clients pour plus de confort. Aujourd’hui, les multicoques représentent 15 % de la flotte, mais cette part, de leur propre aveu, est inévitablement amenée à croître.
Quand on évoque la fameuse "crise grecque", Stavros, le réservé, se marre. On ne saura pas si c’est par pudeur ou par ironie. Le meltem ne soufflerait en tempête que sur les marchés financiers. La réalité est bien moins grave, selon , que ne le laissent entendre médias et politiques. Peut-être parce que sa société n’est pas du tout impactée. Ses clients, propriétaires ou locataires, ne sont pas grecs. Ou marginalement. Alors, en 2015, les affaires continuent de progresser. Lentement, mais sûrement. La saison estivale a été bonne. Elle aurait juste pu être meilleure. Sans doute sans les problèmes… turcs ! Mais les Kiriacoulis sont des hommes d’affaires et ils ne regardent pas en arrière. Le passé ne les intéresse pas. Seul le futur compte. Et la politique n’a que peu de prise sur eux. Un exemple ? Ils ont été les premiers à louer des bateaux battant pavillon grec dans les eaux de l’ennemi héréditaire turc. C’était en 1996. A l’américaine : business first !

Une vie de labeur, mais dans un esprit convivial. Et cela n’empêche pas de naviguer. Chez Kiriacoulis, il n’y a que des marins, d’ailleurs. A commencer par le patron, qui chaque année convoie un catamaran de La Rochelle en Grèce et un monocoque de Bormes vers la même destination. Pour le plaisir et… la connaissance du produit, l’expérience client ! Travail-passion, passion-travail, même sur l’eau, difficile de dissocier l’un de l’autre ! A 21h30, le patriarche rentre à l’hôtel. Les yeux brillants d’intelligence commencent imperceptiblement à fatiguer, sans doute. Fanis, lui, poursuivra tard la soirée à parler stratégie avec son équipe française. Pas d’horaires quand on a son entreprise dans la peau.

Rencontre Kiriacoulis

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