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Namibie - Eaux froides et sables brûlants, le choc !

Retour en Atlantique pour Jangada et son équipage, et navigation le long des dunes du désert du Namib ! Sur près de 2 000 km, de l’Afrique du Sud à l’Angola, s’étend un long cordon de dunes de sable. Vu depuis le bord, ce désert côtier de la Namibie est désolé et inhospitalier. Mais certaines régions semidésertiques de l’intérieur du pays offrent des paysages fabuleux.

Nous sortons sous voile de la baie de Saldanha, en laissant porter, cap au nord. Nous quittons l’Afrique du Sud, accompagnés par les phoques et les cormorans qui affectionnent les eaux froides remontant le long de la côte occidentale du sud de l’Afrique. Dans cette région, un acteur tient sans conteste le rôle principal : le courant froid de Benguela. Ses eaux venues de l’océan glacial Antarctique rencontrent sur le plateau continental sud-africain les eaux chaudes du courant des Aiguilles venues de l’océan Indien tropical. Cette zone de brassage, qui s’accompagne de fréquents tourments météorologiques, est riche en nutriments, et favorise le développement de la flore et de la faune marines. Les upwellings (résurgence d’eaux froides en surface) fournissent plus de 40 % des captures des pêcheries mondiales, alors qu’ils représentent moins de 3 % de la surface des océans ! Ces upwellings qui se développent le long de côte namibienne sont dus à la permanence de l’action des vents alizés à la surface de l’océan Atlantique sud. Ce mouvement giratoire océanique vertical favorise sur les plateaux continentaux situés à l’est des océans la remontée en surface des eaux profondes froides chargées de sels minéraux hautement nutritifs. La vie planctonique intense qui se développe alors sur la base de ces conditions favorables est à l’origine de la mise en place dans ces régions d’une chaîne alimentaire très active.


Le port de Lüderitz parvient à faire survivre une ville nostalgique et en perte de vitesse.

Brouillard et cornes de brume

A l’échelle modeste de notre catamaran voyageur en route vers Lüderitz, l’équipage vérifie rapidement quelques conséquences pratiques issues des considérations précédentes. La température de l’eau de mer a chuté à 13°. Quand l’air chaud du désert rencontre les eaux froides de surface, l’effet est immédiat : le franchissement à la baisse du point de rosée provoque un épais brouillard qui recouvre la mer et enveloppe tout ce qui navigue dessus ! Visibilité réduite à quelques mètres, taux d’humidité relative dépassant 100 %. Il faut avancer prudemment, les yeux rivés sur l’écran radar. De grandes algues parfois longues de plus d’une dizaine de mètres, le kelp, ondulent à la surface de l’eau, menaçant nos hélices. L’on navigue au milieu des phoques, et il n’est pas rare d’en apercevoir plusieurs dizaines en même temps. Les dauphins sont nombreux aussi, et l’on croise parfois de petits manchots qui suivent une route erratique entre deux apnées. Les cormorans noirs sont légion, comme les fous, les pélicans et les goélands. Autre conséquence, féerique celle-là : dès que la nuit vous enveloppe d’un deuxième cocon, le passage du bateau dans la mer s’accompagne d’une myriade hallucinante de particules phosphorescentes dues à la forte présence de plancton. Dans le sillage des deux carènes de notre catamaran, le feu d’artifice naturel est permanent. Une nuit, alors que nous progressions à 9 ou 10 nœuds sous voile dans un bon vent portant, je sors Marin de son sommeil dans le carré pour qu’il assiste à cet incroyable spectacle de la nature : l’effet des milliers de particules lumineuses qui naissent aux étraves et s’évanouissent loin dans notre sillage, joint à celui des crêtes des vagues déferlantes autour du voilier, nous donnent l’impression de naviguer à vive allure au milieu de nombreux brisants luminescents nous conduisant tout droit vers un naufrage violent et fatal… Illusion, mais quel spectacle !


Les colonies de phoques à fourrure sont nombreuses sur la côte namibienne.

 

Diamant : fortune et infortunes

Nous serrons la côte et laissons le phare de Diaz Point, à l’allure sinistre et désolée, passer sur l’arrière. Au mouillage dans la baie de Lüderitz, nous découvrons de drôles de bateaux aux superstructures denses et compliquées : les navires chercheurs de diamants. Certains mesurent plus de 200 mètres de long. Ils traquent le précieux minerai au fond de l’eau, sur le plateau continental namibien. Amarrés sur des coffres, d’autres bateaux, beaucoup plus petits, sont aussi équipés d’un système d’aspiration sous-marin : ils cherchent également la fortune, mais dans les eaux peu profondes, inexploitables par les grandes unités, qui leur achètent leurs trouvailles. Lüderitz, petite ville portuaire en sérieuse perte de vitesse, est logée dans un des rares décrochements de la côte très rectiligne du désert du Namib. Comme, plus au nord, Spencer Bay, Sandwich Harbour, ou Walvis Bay. Toute cette zone diamantifère est très réglementée. Et très surveillée. L’accès est interdit dans tout le Sperrgebiet, une immense zone côtière qui part de 80 km environ au nord de Lüderitz jusqu’à Oranjemund, à près de 250 km au sud, à la frontière sud-africaine. Cette zone interdite à l’accès public s’étend aussi en mer, tout aulong de la côte, jusqu’à l’isobathe de 120 mètres. Le coin est considéré comme l’une des premières zones diamantifères au monde.

Poser le pied sur un diamant, c’est exactement ce qui est arrivé, en 1908, à un certain August Stauch, simple employé de l’une des lignes de chemin de fer les plus paumées du monde. Auparavant, Adolf Lüderitz, un commerçant allemand, avait conclu en 1883 un traité avec la population locale indigène des Namas, traité par lequel il s’appropriait l’ensemble des terres autour de la baie. Les Allemands avaient débarqué en Namibie à cette époque pour en faire une colonie, le Südwestafrika. Lüderitz ne soupçonnait nullement qu’il avait mis le pied sur un trésor. Lui ne songeait qu’à exploiter le guano, l’ « or blanc », en ce temps-là abondant sur la côte et les îlots où vivent depuis des siècles des milliers d’oiseaux marins. Cela suffisait à la bonne santé financière de son comptoir. Sept ans après la découverte de Stauch, le Südwestafrika avait produit plusieurs millions de carats de diamants ! Lüderitz connut alors un boom. Des hôtels sortirent du sable, des villas au style très germanique furent édifiées sur des fortunes toutes neuves. On construisit des pistes de bowling, des clubs, un casino. Les marins abandonnèrent leurs navires et les ramasseurs de guano quittèrent leurs îlots pour aller chercher la fortune dans le désert. Après la Première Guerre mondiale, la récession économique toucha de plein fouet l’industrie du diamant. Plus tard encore, les découvertes s’orienteront davantage vers le sud du Sperrgebiet, et la ville minière de Kolmanskop, située à une dizaine de kilomètres de Lüderitz à l’intérieur du désert, finira par être abandonnée en 1956. Elle retourne, depuis, pathétique, aux sables du désert. Lüderitz vit de nos jours au ralenti, essentiellement de son port, qui sert de base aux navires chercheurs de diamants, et aux pêcheurs des eaux froides du courant de Benguela. Extérieurement, les grandes bâtisses ont conservé leur faste d’antan, et l’aspect germanique de la petite cité, dominée par son église luthérienne, détonne aujourd’hui aux confins du désert du Namib.


La ville minière de Kolmanskop, proche de Lüderitz, retourne déjà depuis des décennies aux sables du désert.

Namibie sauvage

En quittant Lüderitz avec une voiture de location, nous avons remonté le cours de l’Oranje River, avant de nous diriger vers le célèbre Fish River Canyon, puis le petit village de Maltahöhe. Il faut ensuite prendre la C14, une gravel road qui redescend vers Aus, à travers des paysages fabuleux. Si un jour vos pas vous conduisent dans cette région, je vous recommande de parcourir la piste C13 entre Hemerinhausen et Aus, impérativement en fin d’après-midi, quand la lumière chaude du couchant éclaire de couleurs incroyables les vastes étendues des Neisipvlakte Plains. Quels magnifiques paysages ! Seulement peuplés de gemsboks, de koudous, de springboks et d’autruches. Avec quelques fermes éparses repérables de loin à leurs éoliennes ancestrales, utilisées pour alimenter les abreuvoirs des animaux.


Jangada au mouillage de Spencer Bay, sur les côtes désertiques du Namib…

 

Escale insolite à Spencer Bay…

Retour à bord, appareillage dans une brume épaisse, moteurs au ralenti, radar en marche, vigie à l’avant. Je ne suis pas fâché de gagner le large. De temps à autre, un phoque nous montre ses moustaches en émergeant à quelques mètres du catamaran. Les moteurs nous déhalent contre le petit vent dans le pif du matin, qui souffle régulièrement du nord à une petite dizaine de nœuds. En général, cette petite brise tombe complètement vers midi, à la faveur des premiers rayons du soleil, lesquels parviendront bientôt à porter la visibilité à quelques centaines de mètres, puis davantage. A une dizaine de milles au large, nous nous dirigeons vers Spencer Bay, où je sais trouver une belle épave et une île habitée de milliers d’oiseaux, Mercury Island. Le décor côtier est fait de dunes immenses mêlées à de très vieilles roches noires. Spencer Bay, située à une petite soixantaine de milles au nord de Lüderitz, est un mouillage plaisant pour les voiliers voyageurs. Qui y sont rares, la plupart des navigateurs préférant quitter Cape Town directement pour l’île de SainteHélène, afin d’éviter les difficultés de la navigation côtière namibienne. Dommage ! Notre cartographie électronique est très imprécise, alors nous entrons dans la baie à vitesse réduite, un œil rivé sur le sondeur. Les fonds sont réguliers, sablonneux. La baie est déserte. Personne. En entrant dans Spencer Bay, nous sommes passés devant la petite plage sur laquelle s’est échoué, il y a bien longtemps, un petit cargo. J’y ai aperçu des centaines de phoques, toute une colonie qui a élu résidence au voisinage de l’épave. Plus tard, j’apprendrai que cette épave est celle de l’Otavi, un transport de guano, qui a été jeté à la côte lors d’une tempête en 1945, alors qu’il était venu embarquer des sacs de la précieuse matière, à Mercury Island. L’île est distante d’un bon mille du mouillage, à l’ouvert de la baie, habitée par des milliers d’oiseaux. Essentiellement des cormorans et des fous, accompagnés par de nombreux manchots. Une station ornithologique y est installée.

En approchant, nous constatons que la possession de l’île se fait, à partir du niveau de la mer et jusqu’au sommet, en fonction des espèces. Les manchots du Cap, particulièrement nombreux à Mercury, occupent naturellement les parties basses. Ils ne savent plus voler, et ne sont pas particulièrement rapides à la marche (en revanche, ils nagent très bien). Les cormorans noirs, qui volent souvent en escadrilles de plusieurs dizaines d’individus, occupent la zone intermédiaire entre les manchots et les fous. Ces derniers sont de grands voiliers à l’envergure imposante. Leur vol majestueux et leurs merveilleux plongeons en piqué à la poursuite du poisson qu’ils ont ciblé les classent dans la catégorie supérieure du petit monde de Mercury. Ils ont aussi besoin de plus d’espace pour prendre leur envol, même chose pour atterrir. Ils occupent donc les hauteurs aristocratiques de l’île. Une vieille jetée de bois et quelques poulies résistent encore au temps qui passe. Ce wharf servait à embarquer les sacs de guano ramassés sur l’île jusqu’au début des années 50.

L’épave du petit cargo Otavi, transport de guano, échoué en 1945 sur la plage de Dolphin Head.


A Dolphin Head, entre phoques et chacals

Allons donc voir de plus près l’épave de l’Otavi ! Débarquement humide au milieu des vagues qui brisent sur l’immense plage qui borde le mouillage. On attend, on observe, on choisit sa vague, mais on se fait rincer quand même ! Nous remontons l’annexe haut sur la plage avec son système à roues pivotantes. Sur le sable apparaissent de multiples empreintes laissées par les chacals, qui patrouillent inlassablement en bord de mer à la recherche de leurs proies, charognes, animaux faibles ou mourants, poissons rejetés par la mer. Ils ont à l’évidence leurs sentiers habituels, et je m’aperçois que, dès qu’un objet quelconque tranche visuellement sur l’uniformité infinie du sable, il est systématiquement contrôlé et reniflé par les chacals, habitués à se contenter de peu pour survivre. Les empreintes les plus grosses sont celles des hyènes brunes, également habituées des bords de mer de Namibie, mais aux mœurs totalement nocturnes. Pas plus mal pour nous, l’objectif est de rentrer à bord avant la nuit ! Au loin, des mirages apparaissent au-dessus de la dépression du terrain qui forme de vastes salines. Nous escaladons la corniche côté mer, le passage intérieur étant à l’évidence celui emprunté par les chacals. Lorsque nous arrivons au sommet, la vue débouche soudain sur le magnifique spectacle de l’épave de l’Otavi gisant sur le sable, entourée de centaines de phoques à fourrure qui partagent la plage avec cette vieille carcasse de fer. A y regarder de plus près, je m’aperçois que les phoques ne sont pas seuls. Il y a aussi des chacals, une bonne douzaine, dont les plus gros harcèlent les phoques qui prennent le soleil sur le sable, à la recherche d’un signe de faiblesse, de maladie, ou de mort prochaine. Mais les phoques ont aussi de jolis crocs de plusieurs centimètres de long dont les chacals se méfient... Nous observons ce spectacle naturel qui doit se répéter chaque jour depuis des lustres. Le manège des chacals est incessant. Ils doivent se nourrir, la faim les tenaille, eux et leurs petits. Et cette énorme colonie de phoques, installée à Dolphin Head probablement depuis des siècles, constitue leur garde-manger naturel. Le jour, ils partagent la baie avec les phoques. Mais la nuit, ils doivent céder la place à plus forts qu’eux : les hyènes. Certaines scènes de prédation ne doivent pas être à montrer à tout le monde… Je propose de descendre la corniche pour aller voir de plus près l’épave, et les animaux qui l’entourent. Adélie et sa maman, toujours prudentes avec les animaux sauvages, préfèrent rester à leur poste de gué sur la corniche, à observer le spectacle. Marin et moi descendons dans l’arène à pas lents, pour ne pas effrayer la colonie. Les visites sont tellement rares à Spencer Bay… Quand nous débouchons sur la plage cependant, l’alerte est vide donnée. Les chacals s’enfuient, traversent la petite plaine caillouteuse qui jouxte la plage, puis gravissent la paroi rocheuse.

Il avait de la gueule, ce petit cargo, j’aurais aimé le visiter du temps de son service. Les coursives extérieures à chandeliers lui donneraient presque l’allure d’un petit paquebot côtier. L’odeur de la marchandise, cependant, devait être très différente du celui des parfums raffinés… Dans les entrailles du petit navire, des otaries ont élu domicile. Un peu à l’écart, nous découvrons le cimetière de la colonie. Soit que les animaux mourants s’y rendent d’eux-mêmes, ce dont je doute, soit plus vraisemblablement que les hyènes y traînent les cadavres pour des ripailles nocturnes moins exposées à la fureur des grands mâles. Pour l’heure, Marin décide d’arracher quelques crocs aux mâchoires blanchies par le soleil du Namib. Les cadavres se comptent par dizaines, mais la plupart sont desséchés et sans odeur. Certains chacals se sont arrêtés en haut de la corniche, surpris et outrés de la visite inopportune des bipèdes du multicoque qui a jeté l’ancre dans la baie. Ils nous observent avec attention, refusant d’abandonner aussi facilement leur baie nourricière.

Au loin, Jangada tire doucement sur sa chaîne, au premier plan d’un grandiose décor désertique. Nous découvrons un peu en recul de la plage d’anciennes machines à bras, de bois et de fer, que les hommes ont abandonnées, comme ils le font partout. Des décennies que le temps est à l’œuvre pour faire oublier le passage des hommes. Mais il en faudra encore au moins autant pour que le désert ait complètement effacé ces traces. Nous regagnons le catamaran avant la nuit. Les chacals ont sans doute déjà réinvesti la baie de l’épave, et rôdent à nouveau autour de la colonie des phoques.

Le lendemain matin, nous quittons Spencer Bay, dans un épais brouillard bien sûr, cap au nord, œil rivé sur l’écran radar…


Le chacal à dos brun, nettoyeur inlassable des côtes.

 

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