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Les ondes étranges de Mopelia…

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Tôt le 18 août, dès que le soleil a franchi dans l’est la ligne d’horizon, alors qu’à bord tout le monde dort encore, je mets discrètement l’annexe à l’eau, démarre le moteur 15 CV Yamaha, et vais observer l’état de la passe de Maupiti (voir la chronique du no 169). Les conditions me semblent bonnes, le vent souffle à 15 nœuds de l’est-quart-nord-est. Le courant est sortant mais modéré. Le bateau est prêt à appareiller depuis hier soir. Je rentre à bord, verrouille tous les sabords, vérifie qu’aucun bout ne peut passer par-dessus bord, sort les brassières, et me fais chauffer un café noir. Si j’avais eu un havane de Cuba, j’en aurais volontiers allumé un ce matin, peu avant de franchir la passe de Maupiti. Histoire de me sentir vivre un peu plus fort encore. Nous rejoignons le large sans encombre, et envoyons la toile, cap sur Mopelia, à une centaine de milles dans l’ouest. Sans forcer l’allure puisque, de toute façon, il nous faudra attendre le lendemain, et la lumière du jour, pour entrer dans le lagon. Je passe la nuit dans le carré pour assurer un atterrissage particulièrement lent sur l’atoll de Mopelia. Lent, mais sûr. Peu de sommeil cette nuit-là. Il ne ferait pas bon se mettre sur le récif de la côte au vent… Au petit jour, Jangada se trouve légèrement sous le vent de l’atoll, à 2 milles de la passe. Je fais chauffer de l’eau dans la bouilloire, et vais réveiller celui qui est devenu au fil du temps mon second à bord pour les manœuvres : Marin, qui aura 13 ans à Mopelia dans quelques jours !

Chronique autour du monde - Mopelia

On trouve encore des traces d’une ancienne activité humaine, que le temps efface peu à peu…

L’atoll de Mopelia (ou Maupihaa) communique avec l’océan par une petite passe, joliment nommée Taihaaru Vahine, très étroite, située dans le nord-ouest. Je la repère facilement dans le jour qui se lève à peine, grâce au ruban de courant qui se déroule vers le large, dans l’axe de la passe. Voiles ferlées, nous nous approchons lentement. Les ouragans ont emporté le balisage initial, il ne reste plus que deux petites perches noires et blanches posées sur le platier. La passe elle-même est assez profonde, mais c’est au débouché dans le lagon qu’il faut parer des têtes de corail à fleur d’eau. L’essentiel est à laisser à gauche, mais il y en a une ou deux, sévères, à laisser à droite. La difficulté de la passe de Mopelia, c’est le courant sortant, parfois fort, et bien sûr l’étroitesse du passage, qui oblige à passer près du platier, à quelque chose comme 5 mètres de chaque côté. Pas question de faire demi-tour dans le goulet, long d’environ 200 mètres. Le courant peut atteindre 6 à 7 nœuds. Je vais faire une ronde dans les salles des machines, puis, à plusieurs reprises, pendant que le soleil prend un peu de hauteur au-dessus de l’horizon, nous nous approchons, en remontant la bande très nette du tapis roulant généré par le courant sortant. Cela nous donne l’axe exact de la passe. Les manœuvres d’approche ont réveillé Barbara et Adélie, qui découvrent en silence cette nouvelle île. Un instant toujours magique. Devant nous, le récif, très bas sur l’eau, et plus loin, des motus recouverts de cocotiers. Le logiciel et sa cartographie nous mettent allègrement sur le platier, avec un décalage latéral d’au moins 200 mètres dans le sud… La carte est à l’évidence décalée en latitude et longitude, ce qui n’a aucune importance, puisque, dans ces endroits-là, la navigation doit se faire à vue. Marin, harnaché, monte au poste de vigie au premier étage de barres de flèches : il est chargé de repérer les têtes de corail dangereuses à l’entrée dans le lagon. Depuis le large, la passe reste impressionnante, du fait de sa très faible largeur et des turbulences de courant qu’on y aperçoit. J’aligne le catamaran dans l’axe de la veine de courant, et fais monter les 2 moteurs à 2 000 tr/min. C’est parti ! Le bateau gagne de moins en moins sur le courant au fur et à mesure qu’il s’enfonce plus avant dans le goulet, mais sur le fond, il progresse toujours, mètre par mètre. Je pousse à 2 200 tr/min, et nous gagnons toujours, lentement, vers le lagon. Des minutes un peu longues, pendant lesquelles la concentration de chacun est maximale. Les deux petites balises viennent par le travers. On a passé le plus étroit, là où règne le plus fort du courant. Progressivement, le bateau accélère sur le fond, je réduis à 2 000 tr/min, nous sortons enfin de l’entonnoir hydraulique. Marin nous guide entre les patates, puis nous retrouvons des fonds de 15 à 20 mètres. Soulagement de la difficulté franchie, promesse de la quiétude du lagon. Mopelia est administrativement rattachée à la commune de Maupiti, de même que les petits atolls isolés de Scilly (ou Manuae) et Bellinghausen (ou Motu One), inaccessibles pour nous car dépourvus de passe.

Chronique autour du monde - Mopelia

Une île dont les habitants semblent étranges…

L’épave du corsaire…

Un aristocrate germanique, le comte Felix von Lückner (1881-1966), a marqué l’atoll de Mopelia du sceau de l’histoire, celle de la "Grande Guerre". Corsaire allemand moderne, von Lückner commandait le Seeadler (Aigle des mers), un trois-mâts carré en acier, ayant l’apparence paisible et trompeuse d’un navire de commerce de l’époque, battant pavillon le plus souvent norvégien, mais aussi américain ou britannique. En réalité, le navire de von Lückner avait été capturé par un U-boot allemand, en 1916. Passé peu après par les chantiers navals de Bremerhaven, il fut transformé en navire corsaire camouflé, équipé d’un moteur auxiliaire diesel 4 cylindres de 1 000 CV, et doté de 2 canons de 105 mm dissimulés, et de 2 mitrailleuses lourdes… Le Seeadler, bourré de trappes et de portes secrètes, filait 11 nœuds au moteur, et pouvait atteindre 15 à 16 nœuds par vents portants. La mission assignée par la Kriegsmarine à von Lückner était de repérer, d’attaquer, de piller, et de couler le maximum de cargos alliés à travers le monde. Et von Lückner allait s’y employer avec une rare classe. Le comte semblait mettre un point d’honneur à ce que ses actes de corsaire de guerre ne laissent jamais, sur le théâtre des opérations, la moindre victime directe. Pour caréner, se ravitailler et laisser souffler son équipage, sans être repéré, von Lückner fit relâche à Mopelia le 29 juillet 1917. L’étroitesse de la passe et probablement aussi l’insuffisance des fonds au débouché de celle-ci dans le lagon (3,50 à 4,00 mètres environ) ne permettaient pas au Seeadler de pénétrer à l’intérieur de l’anneau corallien. Il est possible aussi que von Lückner n’ait pas souhaité prendre le risque de se faire intercepter lui-même à l’intérieur de l’atoll. Toujours est-il qu’il décida de mouiller à l’extérieur du récif, juste au sud de la passe… Une position éminemment inconfortable et dangereuse pour le navire, les fonds descendant très rapidement à l’accore du platier, ce qui l’obligea à jeter l’ancre très près du récif. Un train de houle (que von Lückner, plus tard, dans son propre récit, qualifiera de tsunami) fit déraper le navire, et le drossa sur le platier, le 2 août 1917.
Ainsi, l’épave du trois-mâts corsaire allemand gît aujourd’hui par une trentaine de mètres de fond, là, dans le sud immédiat de la passe… L’équipage germanique et ses prisonniers américains, tous naufragés, vécurent de la sorte plusieurs semaines sur l’atoll de Mopelia, dans des campements de fortune. Mais à l’évidence, il en fallait davantage au tempérament de Felix von Lückner pour s’avouer vaincu… Au prix d’incroyables péripéties, il fit voile à bord d’un canot de 6 mètres du Seeadler, passa par les îles Cook, Niue, les Tonga et les Fidji. Il connut ensuite la détention en Nouvelle-Zélande puis en Australie, mais revit l’Allemagne en 1919.
Il ne reste plus grand-chose sur place aujourd’hui, sur le récif, de l’épave du Seeadler. Les cyclones du Pacifique, et quelques chercheurs de trésors, ont nettoyé l’endroit. Mais je me suis laissé dire que, de temps à autre, quelques plongeurs bien informés affrétaient un poti-marara de Maupiti pour aller plonger sur l’épave de l’Aigle des mers du comte Felix von Lückner, là, sur le tombant du récif de Mopelia, tout à côté de la passe…

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Les requins black-tips rôdent dans peu d’eau autour de nous…

Aujourd’hui, à Mopelia, la guerre continue…

Nous traversons le lagon de Mopelia entre les patates de corail et les filières d’huîtres perlières abandonnées, qui parfois flottent entre deux eaux, menaçant les safrans et les hélices. Après un repérage en annexe, nous jetons l’ancre à 200 mètres de la plage du motu Maupihaa, au sud-est du lagon. Le meilleur mouillage de l’île. Nous apercevons sur la droite une barque tirée sur la plage, et les traces d’un campement. Plus au nord, un deuxième campement est visible. D’après mes informations, le plus au sud est celui de la famille originaire des Australes, le plus au nord celui de la famille originaire de Maupiti. Mieux vaut savoir ici où on met les pieds…
Car l’esprit humain est surprenant, et, disons-le, parfois consternant. A Mopelia, les milliers d’oiseaux de mer vivent en bonne intelligence avec les tortues marines (décimées par la population pour la consommation et le commerce des carapaces, depuis des lunes, malgré l’interdiction officielle). Les poissons-chirurgiens, les perroquets, les labres et les carangues partagent le lagon avec quelques milliers de requins, et les bernard-l’ermite se répartissent le ménage des motus avec les tupos, les petits crabes de cocotiers... Mais les deux dernières familles qui vivent à Mopelia (l'une donc originaire de Maupiti, l'autre des Australes) se détestent et les menaces de mort des uns envers les autres sont monnaie courante.

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Empreintes de tortue marine après la ponte nocturne sur la plage de Maupihaa…

D’habitude, les équipages des voiliers de passage sont les bienvenus dans ce genre de lieu. Un peu de visite, des enfants, deux ou trois bricoles à troquer… Mais là, nous sommes un peu sur nos gardes. Ce sont d’abord des chiens, avec une sale gueule, qui viennent à notre rencontre. Ils sont une douzaine, pas moins. Je me saisis d’un bâton. Mais je tombe tout de suite sur le chef de clan, massif, rustre, qui me demande de jeter mon bâton. Il m’explique que ses chiens sont justement dressés pour attaquer les porteurs de bâton ! S’ensuit un discours guerrier, agressif, surprenant sur un atoll perdu où l’on s’attendrait plutôt à trouver la paix. Une forme de mise en garde. L’accueil n’est pas particulièrement chaleureux, c’est le moins que l’on puisse dire. Plusieurs hommes sont là, sans doute pour la récolte du coprah. Une femme épaisse et rustre aussi, la femme du chef de famille. Et un enfant. Curieusement réservé à notre égard. Il doit en savoir un rayon, le pauvre. Le campement est sale, des débris traînent partout : fûts, vieux filets, flotteurs de filières, tôles ondulées, ferrailles. Des abris pour sécher le coprah. Il y a aussi un quad et, curieusement, un scooter, alors qu’il n’y a qu’un petit sentier qui traverse le motu pour aller du côté du platier, à l’est. Des poules errent de-ci de-là, des cochons tournent en rond dans un enclos trop petit pour eux. Ce n’est pas le coup de foudre entre l’équipage et le clan des sudistes. En longeant la plage, vers le nord, à 500 ou 600 mètres, le campement de l’autre famille, celle originaire de Maupiti, plus propre celui-là, mieux tenu, mais dans lequel je ne verrai personne. Je me dis que ces deux familles auraient pu mettre plus de distance entre elles, le motu mesure plus de 8 kilomètres de long !
C’est à la pointe sud-est du motu que la plage est le mieux abritée, que l’eau du lagon est le plus calme, qu’il y a une petite lagune qu’il suffit de fermer par un filet de pêche, la nuit, pour ramasser plus de poissons que de besoin. Là aussi que viennent pondre les tortues, en saison… Pourtant, l’ancien village avait été installé à l’opposé, tout au nord du motu principal. Il y avait aussi, il y a longtemps, une station météorologique, à cet endroit. Il n’en reste que quelques ruines, et un cyclone a démoli le vieil appontement en béton qui desservait les installations. Barbara a bien du mal à se faire à cette ambiance pesante, surtout après notre escale de rêve à Maupiti. C’est vrai que séjourner dans un endroit qui pourrait être paradisiaque mais où sévit une guéguerre détestable génère des ondes étranges. Pour ne rien arranger, à peine le bateau mouillé, des requins à pointes noires de taille respectable viennent rôder autour du bateau…

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Paysages du platier de Maupihaa… Magnifique, et pourtant, quelle ambiance étrange !

Avoir 13 ans à Mopelia…

Il y a pire ! Deuxième anniversaire à bord pour Marin. La prof du CNED a décrété relâche scolaire. Bonne décision stratégique ! Nous décidons de faire un barbecue sur la plage. Tôt le matin, nous partons, Marin et moi, en annexe pêcher dans la passe. Nous emmenons 3 lignes de traîne à main, un couteau, un fusil sous-marin, des gants, de l’essence, et en route. Nous franchissons plusieurs fois la passe, mais on ne peut pas dire que la pêche soit miraculeuse. On se fait rincer, secouer, on bouffe de l’essence, mais le tazard imaginé pour le BBQ restera bel et bien dans son élément naturel. Les requins gris, en dessous, doivent se marrer… Il faut se contenter de ramener un empereur, un poisson du lagon, que l’on évitera finalement de consommer pour cause de risque de ciguatera. Adélie concocte un délicieux fondant au chocolat pour son frère, et Barbara lui bichonne un crumble aux pommes. Le déjeuner sur la plage commence par du thon dent de chien cru à la tahitienne, se poursuit par du mahi-mahi grillé au feu de bois en papillote. Dans l’après-midi, nous jouons sur la plage, puis décidons de nous débarrasser de l’empereur, le poisson de 5 ou 6 kg pêché le matin dans la passe, et que nous avons hésité, puis renoncé, à manger. Les enfants ont trouvé une petite corde sur la plage. Je la passe dans les branchies du poisson mort, et je le balance vers les petits requins, de 30 à 40 cm de longueur, qui nagent dans 15 cm d’eau. Ils s’y attaquent, mais ont du mal à mordre dans la chair. Je finis par ouvrir le poisson d’un coup de couteau, et là, pour eux, c’est tout de suite plus facile. Ils sont maintenant 4 ou 5 à se le disputer, et le raffut finit par attirer des individus plus sérieux parmi leurs congénères. Un classique. Nous voyons d’abord approcher un requin à pointes blanches, puis un requin gris. Je m’empare du poisson toujours attaché à la corde, m’avance dans l’eau jusqu’au genou, et le lance à une quinzaine de mètres. Les deux requins se jettent dessus, se le disputent, et finalement le requin gris l’avale d’un coup. Alors la corde se tend, et le squale, surpris, est retenu prisonnier… par l’estomac ! Il se débat, se tortille dans peu d’eau, donne de grands coups avec sa nageoire caudale, mais je le ramène doucement vers moi. Peut-être mesure-t-il 2 mètres ? Sur la plage, l’équipage de Jangada observe la scène insolite qui se déroule sous ses yeux. Je me demande quelle va être la suite de la séquence piège, en me disant que je tiens avant tout à préserver mes doigts de pieds, quand le requin abusé me donne la solution : dans une dernière contorsion, la corde passe sur l’une de ses dents, immédiatement sectionnée. Dans une gerbe d’eau, l’animal réussit à se déséchouer, puis s’éloigne vers les profondeurs du lagon…
Le 25 août au matin, nous appareillons de Mopelia vers l’ouest, en route pour l’atoll de Suvarov, à 570 milles. Dans l’après-midi, nous laissons l’atoll de Manuae sur tribord. Avec lui, nous quittons la Polynésie française, après presque 4 mois d’un séjour enchanteur. Soudain, la ligne de traîne tribord dévire à fond ! Trois quarts d’heure de bataille et un sans-faute plus tard, nous ramènerons à bord un marlin de 2,05 mètres de longueur ! Jangada retrouvera, dans les heures qui suivront, ses allures de chalutier-usine. Dernier cadeau de la Polynésie française au voilier qui s’en va vers l’ouest, sous d’autres cieux, toujours plus occidentaux…

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La passe de Maupihaa (© Navionics)

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